© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]

« Organiser le pessimisme » !


Notre époque, loin d’être apaisée, s’avère violemment tourmentée. La guerre, la famine, le déplacement massif de populations… sont autant de tragédies persistantes, qui montrent à quel point le monde tel qu’il est ne ressemble en rien aux images pacifiées fabriquées par les publicistes vantant le caractère radieux du village planétaire actuel. De même, les atteintes à la dignité humaine, les modalités (élargies) de l’exploitation, les inégalités économiques et les injustices sociales perdurent-elles, et démentent les fadaises enthousiastes des élites branchées, garantes des intérêts du Marché global. D’autres dangers encore, liés à l’écart qui se creuse vertigineusement entre les pays riches et les pays pauvres, à l’écrasement des cultures périphériques, à la marchandisation des découvertes scientifiques et de leurs applications technologiques, à l’indifférence des désastres écologiques provoqués par la loi du profit…, se profilent à l’aube de ce troisième millénaire. Tout en reconnaissant les significatives avancées, arrachées tout au long du XXe siècle, concourant à l’amélioration de la situation faite aux hommes, Eric J. Hobsbawm1 a raison d’être inquiet, dès lors que « la logique de l’évolution capitaliste et ultranéolibérale » tend à détruire ce qui a été si chèrement acquis. Bref, ces réalités s’opposent de manière cinglante aux élucubrations concernant la fin de l’Histoire. N’en déplaise aux théoriciens de la finitude, cette dernière, au regard des contradictions qui la traversent au présent (comme ce fut le cas dans le passé), continue bel et bien !

Quitte à être associé à ceux que fustige Philippe Sollers dans un récent entretien accordé au Monde en dénonçant leur pensée rouillée, nous n’admettons toujours pas, en effet, que l’impératif formulé en 1844 par Karl Marx (dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel) – à savoir : « renverser toutes les conditions sociales dans lesquelles l’être humain est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisé » – est démodé. Une telle posture suppose évidemment que s’exprime un refus radical vis-à-vis du caractère indépassable du monde réellement existant (soumis aux exigences du nouvel âge du capitalisme triomphant) que tente de légitimer l’idéologie dominante. Elle implique en conséquence, contre les idéologues assermentés d’une post-modernité relativiste et désengagée, contre les chantres de l’ère post-humaine (qui renvoie, selon Anne-Cécile Robert et André Billon2 à un « post-démocratisme pernicieux et rampant »), de choisir son camp.

A l’arrogance des puissants3 (qui ne cessent de manipuler, pour mieux les neutraliser, des concepts tels que démocratie, droits de l’homme – en oubliant ceux du citoyen –, qui discourent avec gourmandise de la désaffection croissante des citoyens pour un jeu électoral qui il est vrai met en scène les mêmes…), aux incantations lancinantes d’une propagande qui exclut brutalement tout débat et tend à criminaliser tout désaccord4, répondent, malgré tout, de salutaires réactions de défense et de prometteuses déclinaisons évoquant ce que Ernst Bloch nommait le non-encore là. Si des manifestations de lassitude, résultant de l’angoisse ressentie face à l’effondrement des grands récits et du sentiment d’impuissance éprouvé face à l’absence de perspectives, sont observables (prenant la forme du repli identitaire, communautarisme, tribalisme…) ou favorisant à nouveau les soubresauts de la « bête immonde » (Bertolt Brecht), nous voyons avec satisfaction, sur tous les continents, dans une étonnante dialectique unissant le local et le mondial, s’insurger les laissés-pour-compte ; leur lucide vigilance, nourrie de profondes et justes aspirations, les entraîne à fomenter de solides résistances5.

En écrivant en 1940 ses thèses « Sur le concept d’histoire », Walter Benjamin brosse l’histoire « à rebrousse-poil » et se situe délibérément du côté des vaincus, de la masse de ceux du temps présent certes, mais également du long cortège de ceux d’hier. Ce positionnement philosophique, à la teneur politique clairement revendiquée, échappe à l’emprise de la nostalgie et évite le piège commémoratif. Il pose avec force les enjeux d’une praxis du réveil, articulant en correspondance l’ici et le maintenant (héritier du passé) et l’à-venir, traçant les bases – sauver ce qui est menacé et rêver d’un autre monde – sur lesquelles doit se fonder le programme révolutionnaire à réaliser.

En relisant et en commentant ces thèses aujourd’hui, Michael Löwy6, qui considère que pour « la pensée révolutionnaire c’est peut-être le document le plus significatif depuis les Thèses sur Feuerbach de Marx », s’attache à démontrer, au-delà de leur inscription contextuelle (il était « minuit dans le siècle », note-t-il en rappelant la puissante expression de Victor Serge) leur « portée universelle ». Avec pertinence, il remarque que ce « n’est pas seulement l’avenir et le présent qui restent ouverts dans l’interprétation benjaminienne du matérialisme historique, mais aussi le passé » et poursuit, soulignant les conséquences d’une telle affirmation : « Ce qui veut dire tout d’abord ceci : la variante historique qui a triomphé n’était pas la seule possible. Contre l’histoire des vainqueurs, la célébration du fait accompli, les routes historiques à sens unique, l’inévitabilité de la victoire de ceux qui ont triomphé, il faut revenir à ce constat essentiel : chaque présent ouvre sur une multiplicité d’avenirs possibles. »

S’appuyant sur des expériences historiques concrètes, puisant à diverses sources (messianique, romantique, libertaire), W. Benjamin construit, selon M. Löwy, un « marxisme de l’imprévisibilité ». Réfutant toute approche positiviste et évolutionniste, récusant l’idée que le devenir de l’Humanité est déterminé par d’intangibles lois de l’Histoire, le texte benjaminien développe, sans jamais se laisser aller aux délices de l’irrationalisme, une virulente critique de l’idée de Progrès (donc de l’inéluctabilité historique). Aussi, ces propositions nous invitent-elles à penser une histoire à conquérir et à agir dans un tel cadre (prendre en charge, dans l’indétermination, ce qui pourrait advenir).

Il s’agit ainsi de décrypter et d’analyser les catastrophes qui s’annoncent (tout en cessant de les croire inévitables), et, simultanément, d’évaluer et d’activer la possible émergence de mouvements d’émancipation (tout en acceptant l’idée de leur échec). Autrement dit, sans négliger le questionnement relatif aux conditions objectives du dépassement de l’instauré, sans oublier l’indispensable mesure des failles qui rythment le mouvement du réel établi, W. Benjamin pense l’action révolutionnaire en terme de pari7. En ce sens, à l’opposé du fatalisme menant au renoncement et de l’optimisme béat (dans l’attente du grand soir), il nous incite, faisant allusion à la fascinante formule proposée par Pierre Naville en 1928 (dans La Révolution et les intellectuels), à « organiser le pessimisme ». C’est-à-dire tenter d’interrompre la course folle vers le pire et maintenir en éveil notre capacité à imaginer des rivages jusqu’alors inconnus8. En un mot, pour éventuellement créer d’authentiques passages vers un monde meilleur, il est toujours urgent, comme le chante le groupe Zebda, de « rester motivé » !

Philosophe, Professeur à l’Université de Metz

(1) Eric J. Hobsbawm, « Le siècle finit mal pour une très grande partie du monde », entretien réalisé par Antoine Spire, Le Monde de l’éducation, n° 294 (numéro spécial : 21 penseurs pour comprendre le XXIe siècle, juillet-août 2001, pp. 117-120.
(2) Anne-Cécile Robert et André Billon, Un totalitarisme tranquille. La démocratie confisquée, Paris, Editions Syllepses, 2001.
(3) Il leur serait si agréable de dissoudre ces peuples ingrats ! A défaut, ils se réunissent dans des sanctuaires inapprochables et n’hésitent pas, lorsqu’il le faut, comme à Gênes par exemple, à réprimer par la force ces inconscients et ces barbares (un dirigeant politique allemand a en quelque sorte vendu la mèche en demandant la constitution d’une force anti-émeutes européenne et la création d’un fichier des mal-pensants).
(4) Au sein de notre société, la communication doit l’emporter sur la dispute, afin de mieux masquer les causes des conflits.
(5) En France, par exemple, ces dernières années, à différents niveaux et dans des directions plurielles, sont empruntés des chemins de traverse (la refondation républicaine incarnée par Jean-Pierre Chevènement, les réflexions et luttes menées par ATTAC, le renouveau du militantisme de terrain symbolisé par José Bové…) recomposant dynamiquement et en avant les sphères politique et sociale.
(6) Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
(7) Cf. l’ouvrage de Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique (Paris, Editions Fayard, 1997).
(8) Il serait ici intéressant de confronter la pensée benjaminienne aux hypothèses développées par son ami Ernst Bloch dans son Principe Espérance. À ce propos, indiquons que Arno Münster vient de publier un ouvrage majeur, L’utopie concrète d’Ernst Bloch, Paris, Editions Kimé, 2001, étudiant les positions philosophiques et politiques du penseur de l’utopie concrète, très utile précisément pour saisir ce qui unit et ce qui différencie ces deux partis pris.
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