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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
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Autriche : « sur la terre comme en enfer »




Soient deux écrivains autrichiens contemporains : Thomas Bernhard, Peter Handke. Le premier, auteur dramatique relativement important de ces vingt dernières années est connu pour des textes acerbes, féroces, et quelque peu vieux papier peint des années soixante. La dramaturgie est efficace, le fond ne manque pas, mais il est parfois la visière au ras du bitume. N’importe : c’est l’un des auteurs de langue allemande les plus joués ces dernières saisons sur nos scènes, plutôt les subventionnées d’ailleurs, peut-être en raison du nombre réduit de personnages et des performances d’acteur que ce fou de théâtre propose aux comédiens. Le titre du premier recueil de poésie de Thomas Bernhard (voir titre de l’article) donne le ton : damnation, souffrance, mauvaise conscience. Les fondements d’une métaphysique nihiliste sont posés. Ce qui veut dire, très vite, que rien ne vaut rien, que rien ne valait grand-chose avant, et que rien ne vaudra mieux demain. C’est toute une tendance que j’appellerai : « mon Dieu, mais pourquoi m’as-tu mis là, naître est un crime, tout est si vide, videuh, genre Cioran et Cie, et si je ne me suicide pas tout de suite c’est que le désespoir va si bien à mon œuvre ». Refrain connu : les chants les plus désespérés… Faudra que j’en parle aux choristes forcés des camps. Pour notre vieil acariâtre rance de Thomas ( pas le nôtre au Passant, l’autre, suivez je vous prie), pourquoi donc s’inquiéter de l’extrême-droite en Autriche ? Tout ça, (le monde) est dès le départ, tellement pourri ! Un peu plus, un peu moins…

Un des personnages de Bernhard, le Réformateur, passe sa vie à vomir sur tout ce qui bouge, atrabilaire congestionné dans sa haine de lui-même (ça on s’en fout) et des autres, de tous les autres (on s’inquiète davantage…). « De toute façon ça ne servirait à rien », disent nos sceptiques, enfoncés dans la tranquille certitude de leur immense lucidité. Voilà comment quelques pour cent d’Autrichiens portent au pouvoir une nouvelle peste brune que d’autres pour cent n’ont sans doute pas vue venir. Soyons clairs il n’y a pas de relation directe entre les textes du grand imprécateur Bernhard et l’arrivée au pouvoir ces jours-ci en Autriche de l’extrême droite. Il y a juste comme un parfum, un soupçon, que ceci pourrait contribuer en partie à expliquer cela, comme une portée emblématique de cette pensée qui appelle tant le néant de ses vœux qu’il finit par advenir. Thomas Bernhard, qui disait admirer Beckett, aurait mieux fait d’apprendre la leçon : l’œil chirurgical du grand Sam était encore plus affûté que le sien sur la noirceur de ce monde, ce qui n’a pas empêché Beckett de militer dans la Résistance et d’aider discrètement les causes qu’il jugeait justes. Dans En attendant Godot, Bernhard aurait dû se rappeler qu’une feuille pousse sur l’arbre famélique du plateau, entre les deux actes… Une, certes, mais qui vit. Peter Handke, lui, présente un autre tableau clinique qui mène à la même maladie : « l’imposture ravaudée en morale(1) ». C’est pas moi qui le dit, c’est Yves Laplace. S’enfonçant dans une esthétique hautaine de la solitude, pour laquelle il est hors de question d’agir et de penser comme n’importe qui, Handke, par ses positions violemment pro-serbes, par son retour inopiné à l’Autriche natale, concourt à cette grande confusion des valeurs dans laquelle Nietzsche voyait un des signes de notre lente décadence. Et c’est dans ce confusionnisme gâteux que finit un mec dont j’ai bien aimé certaines pièces et surtout un ou deux bouquins, l’auteur du titre génial : L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, le même qui recommandait aux comédiens dans Outrage au public d’écouter les Stones avant de jouer. Ça fait autrichier, non ? Voilà que je me lasse, en si mauvaise compagnie. Handke et Bernhard furent de bons dramaturges, efficaces, parfois surprenants, ironiques, méchants et drôles. Ils ne sont plus que l’ombre désespérée de leur révolte, l’ombre noire qui plane désormais sur l’Autriche. Fallait y penser : à force de vomir sur le monde, la flaque fétide monte et on s’étouffe.

(1) In Considérations salutaires sur le massacre de Srebrenica, Le Seuil, 1998, commenté dans Libération du 06 / 04 / 98.

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