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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
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L’étalon des maisons d’arrêt pour le 21ème siècle


Selon la brochure de présentation du Bureau du Shérif de Los Angeles, la Twin Towers Correctional Facility, point d’entrée et poumon du réseau des maisons d’arrêt du comté, représente, « de par sa conception ultra-moderne et son électronique de pointe », le prototype futuriste des maisons d’arrêt du millénaire nouveau. Qu’on en juge.

Fort de ses 142 000 m2 alignés sur quatre hectares au croisement de l’autoroute 101 et du César Chávez Boulevard, en plein cœur de la ville, « le plus grand établissement de détention du monde » (comme aiment à le clamer ses responsables) comprend un quartier de haute sécurité, un centre d’accueil et de sélection des nouveaux détenus et un bloc médical de 200 lits. A plein régime, le complexe emploiera 2 400 personnes, à la manière d’une gigantesque usine dont la matière première et les produits ouvrés seraient les corps des prisonniers.

Chacune couronnée d’un héliport, les deux tours couleur pêche qui encadrent le centre de sélection et donnent son nom à l’établissement peuvent contenir jusqu’à 4 200 détenus. La première, haute de 70 mètres, abrite également les services administratifs et toute l’intendance, magasins, vestiaires du personnel, cantines et cuisines (capables de servir 18 000 repas quotidiens), mais aussi des salles de réunions et de formation, et même deux gymnases ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La deuxième tour loge les détenus recevant des soins médicaux et mentaux, distribués sur quatre étages cloisonnés du reste du complexe. Le bloc médical possède ses propres laboratoires d’analyse et de radiologie et occupe une soixantaine d’infirmières (sur quelque 350 que salarie la LA County Jail, outre 35 docteurs et sept assistants dentaires).

Le quartier des détenus se présente sous la forme d’un pentagone de béton nu composé de six modules identiques de seize cellules chacun disposés en cercle autour d’un cockpit de contrôle selon le principe benthamien du panopticon. Outre ses huit geôles au sol et huit autres en mezzanine, chaque module comporte une aire commune équipée de tables métalliques rondes vissées au sol où les détenus peuvent s’entretenir avec leur avocat. Au centre du pentagone, depuis son fauteuil ergonomique, le gardien embrasse du regard en toute sécurité les 96 cellules à travers leurs portes de verre. D’une touche il contrôle l’accès individuel à la radio, à l’interphone et à la télévision de chaque détenu. Ventilation, température, éclairage et surveillance anti-incendie sont régulés par un ordinateur central. Les pentagones de détention s’empilent sur cinq étages, chacun avec sa propre cour de récréation, une aire triangulaire encagée de quinze mètres de côté équipée d’un panneau de basket-ball, un combiné sanitaire (siège W.C. et lavabo sans séparation), et d’une cage grillagée pour la promenade des détenus devant être isolés de leur compagnons d’infortune (tels que les « célébrités » et les violeurs d’enfants). Partout des batteries de téléphone : « C’est leur cordon ombilical avec l’extérieur », remarque l’infirmière qui me fait découvrir les lieux.

Cet agencement de l’espace est fait pour éviter d’avoir recours aux détenus comme main d’œuvre et pour minimiser leur déplacements, donc les contacts qu’ils ont aussi bien entre eux qu’avec les gardiens (outre ses toilettes privées, chaque kiosque de contrôle dispose d’une kitchenette). L’interdiction totale de fumer et d’utiliser de l’argent vise de même à réduire les motifs de contrebande et donc les occasions d’incidents violents entre détenus. L’atmosphère aseptisée et étonnamment silencieuse des lieux (sols, portes et murs sont insonorisés), l’abondance de la lumière naturelle, l’absence de barreaux aux ouvertures font qu’on oublierait presque qu’on est à l’intérieur d’une maison d’arrêt… si ce n’étaient les uniformes, marron terne pour les gardiens, en toile bleu pour les détenus (avec dessous un t-shirt jaune criard frappé dans le dos du sigle LA County Jail en grosses lettres bleue foncé), les portes et les digicodes omniprésents. Et le comportement soumis de ses pensionnaires, tout empreint d’une déférence craintive.

Le centre d’accueil et de tri (Inmate Reception Center) étale ses 14 000 m2 sur deux étages rutilants. Conçu pour « faire tourner » jusqu’à 4 000 clients par jour, il en accueille actuellement entre 700 et 1 500 (environ 200 dans le cours de la journée et entre 600 et 1 000 dans la soirée avec un pic autour de 21 h 30). Le maximum est atteint les soirées précédant le week-end, le minimum en début de semaine. Les vingt-cinq guichets d’« enregistrement » (booking) et vingt-cinq autres pour la « classification », alignés à angle droit le long d’une coursive bordée de salles d’attente pouvant contenir chacune une cinquantaine de personnes, font furieusement penser à un aéroport. Assis sur un petit tabouret métallique, les prévenus déclinent leur horsepower (identité, taille, poids, signes particuliers, adresse, alias, et antécédents judiciaires et pénitentiaires) dans le micro qui les relie à une employée de l’enregistrement assise en surplomb derrière une vitre incassable. Et ils attendent et attendent : trois heures ici, six heures là, quatre heures encore à cette autre étape, plus que deux heures…

Il s’écoulera en effet entre 12 et 24 h - souvent plus, surtout si le candidat à l’admission exige d’être examiné par un médecin - entre le moment où ils franchissent le portail de l’Inmate Reception Center et celui où ils atteignent enfin leur « logement » (le vocable administratif par lequel la LACJ désigne leur cellule). En attendant, ils dorment par terre ou sur les bancs de métal des salles d’attente, sous les néons et la lueur criarde des télévisions qui marchent en continu pour « pacifier » le « poiscail » en transit - c’est ainsi que les gardiens surnomment les nouveaux arrivants repêchés dans les holding stations - des postes de police de la ville et des municipalités avoisinantes qui achètent auprès du Bureau du Shérif de Los Angeles leurs services de police et de détention. « La grande majorité des clients sont des habitués, ils savent jouer le jeu. 99 % « suivent le programme ». Et puis vous avez vos 1 % qui vous créent toutes les emmerdes » : agités, colériques, agressifs, rebelles, incontrôlables par carence médicale ou mentale, ou tout simplement parce qu’ils sont épuisés et excédés d’attendre, membres de gangs qui repèrent un rival dans la queue, etc.

Le « poiscail violent » est entreposé à l’écart, dans une « cellule d’isolement » en béton nu de 1,5 mètre sur 2 mètres équipée d’un petit banc encastré et d’un WC, au besoin entravé de chaînes. Les plus récalcitrants sont pris en charge par l’Emergency Response Team, la brigade de choc formée de cerbères balaises cuirassés d’ « uniformes d’extraction » et de « masques anti-crachats » qui se font fort de plier en un tournemain toute résistance à l’ordre carcéral : « Alors ils lui font sa fête. Mais la plupart des détenus se rendent compte qu’ils ont pas intérêt à en arriver là. Mais on n’a pas le choix : on combat la violence avec la violence ».

Scotchée sur la vitre de chaque kiosque de classification, un « avertissement » illustré informe les prévenus de mesures pénales récemment votées par l’assemblée de l’Etat qui peuvent les concerner: « NOTICE : si vous êtes condamné en tant qu’adulte pour avoir utilisé une arme afin de commettre un crime, plus de « plea bargaining » (possibilité de négocier une réduction de peine en échange d’une dispense de procès). Dix ans de détention seront rajoutées automatiquement à votre peine si vous avez une arme à feu sur vous ; vingt ans de détention seront rajoutées automatiquement à votre peine si vous avez tiré avec une arme à feu ; trente ans de détention seront rajoutées automatiquement à votre peine si vous avez blessé quelqu’un avec votre arme à feu ».

Après le booking et la classification, le fresh fish est photographié et son dossier complété par ordinateur. Il est déshabillé et douché (par « paquets » de soixante-dix durant les heures d’affluence). Il troque ses habits pour l’uniforme de toile et les sandales de caoutchouc de la maison. Un vestiaire de 12 000 pieds-cubes équipé de neuf gigantesques chaînes de convoyage surélevées permet d’entreposer jusqu’à 35 000 ballots d’effets personnels. Puis le nouvel arrivant passe au « crible médical » (triage) de la clinique du centre de réception : radiographie des poumons (pour la tuberculose, qui fait un grand retour dans les prisons américaines ; les femmes subissent aussi un test de grossesse), visionnage d’une cassette vidéo (en anglais et en espagnol) de quatre minutes sur les maladies les plus communes et les plus contagieuses, et check-up express - une minute maximum - par une aide-infirmière au moyen d’un questionnaire standardisé. A l’issue duquel il reçoit son fish kit, un sachet en plastique transparent contenant les produits d’hygiène de première nécessité : un tube de dentifrice et une petite brosse à dent, un mini-carré de savon, un peigne noir, un rasoir à tête sécurisée, quatre sachets de Freshstart Deodorant Cream, quatre autres de Freshstart Conditioning and Shampoo (semblables à ceux qu’on trouve dans les salles de bains des hôtels bon marché). Sachant qu’un détenu, en théorie, se douche tous les deux jours, cela devra suffir pour la première semaine. Le nouveau pensionnaire emprunte alors le viaduc incliné qui le mène soit au « logement » qu’il occupera dans une pod (unité) ultramoderne des Twin Towers, soit de l’autre côté de la rue, à une cellule de l’établissement vétuste de Men’s Central Jail. Avec une préférence marquée pour la première option : « Twin Towers, c’est le Hilton et à côté Men’s Central Jail, c’est Motel Six » (chaîne d’hôtels autoroutiers de bas de gamme, dont l’enseigne indique le prix modique à leurs débuts : six dollars la nuit).

Le deputy Alexander a demandé à un employé de la clinique de me montrer la vidéo (je suis seul, aucun fresh fish n’étant encore parvenu jusqu’ici à travers le long sas des douches ; il y a bien une quarantaine de prévenus dans les cellules qui entourent l’aire triangulaire de 45 mètres de côté où s’affairent les infirmières, mais ils attendent leur examen médical, certains affalés par terre, d’autres dormant adossés au mur de béton ou debout l’air hébété). Et bien, cette « vidéo médicale » est on ne peut plus explicite ! Sur une cadence rapide et saccadée, une voix grave exhorte les arrivants à signaler au personnel de la clinique s’ils souffrent d’« herpès, du Sida, de gonhorrée, de problèmes hématologiques, de dépendance envers une drogue ou des médicaments » ou encore s’ils ont « des blessures, un plâtre, des poux, des vers, des scrofules, crabs, scabies, un membre artificiel ou toute autre prothèse ». Avec, à l’appui, pour chacune de ces afflictions, des photos spectaculaires de détenus souffrant de cas gravissimes qui défilent en accéléré. « Tout individu qui éprouve des difficultés à tirer la peau de son pénis vers l’arrière… » Gros plan repoussant. On ne s’attendrait jamais à voir pareille chose exhibée en public dans une culture puritaine aussi honteuse du corps (non domestiqué) que l’est la culture américaine. Mais, évidemment ce ne sont pas des Américains moyens qui y sont exposés…

Un autre viaduc long de 200 mètres et plusieurs ascenseurs (le complexe en compte 24 au total) relient le centre de sélection à la gare routière nichée dans les entrailles du bâtiment, où des dizaines de bus viennent sans discontinuer, de nuit comme de jour, déverser leur cargaison de « poiscail ». LACS possède le plus grand parc d’autobus public de tous les Etats-Unis, indispensable au convoyage de ses dizaines de milliers de pensionnaires. Un interminable dédale de couloirs aveugles aux murs nus connecte les différentes parties du complexe. Aucune ouverture ni marquage nulle part (à l’exception de quatre lignes continues de couleurs différentes identifiant chacune l’itinéraire à suivre pour rejoindre tel service) de sorte que, si un détenu parvenait à se glisser dans l’un de ces boyaux, il n’aurait aucun moyen de se guider vers la sortie. Au demeurant tous les déplacements, des reclus comme du personnel, sont contrôlés électroniquement au moyen des empreintes digitales et de codes-barres.

Coût de construction approximatif du spécimen, 400 millions de dollars, pactole que se sont partagé 59 entreprises. Tel que l’établissement est resté splendidement désert pendant dix-huit mois après sa livraison : le Comté n’avait plus d’argent pour payer le personnel nécessaire à son fonctionnement.

Professeur de sociologie à l’Université de Californie. Chercheur au Centre de sociologie européenne du Collège de France. Dernier livre : Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.

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