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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
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Pédagogie de la violence ?


À titre de simple citoyen d’un pays qui s’affirme assez insolemment républicain, la « bavure » de Ris-Orangis, qui n’a au fond de bavure que le nom, mérite qu’on y revienne à de multiples égards, en dehors même de son aspect médiatique et évènementiel. Tout d’abord, il convient de récuser le mot même de bavure. En ce qu’il comporte d’exceptionnel voire de marginal, le terme ne convient pas en regard du caractère parfaitement exemplaire et symptomatique, central et d’une certaine manière compréhensible, de ce qui s’est produit. On ne peut sérieusement parler de bavure, lorsque les faits en cause ne sont que les conséquences de choix politiques fondamentaux qui les rendent d’une certaine façon difficilement évitables – sinon implicitement autorisés.



On ne reviendra pas sur l’événement lui-même, presque caricatural s’il n’étaient tristement réel. Une citoyenne interpellée sous un motif futile, injuriée puis molestée par un fonctionnaire de police dont tout le comportement montre à l’évidence qu’il n’avait d’autre souci que de « chercher l’incident », la « descente » disproportionnée d’une troupe de policiers en tenue de maintien de l’ordre, dont le maintien arrogant, menaçant et brutal, saute aux yeux du spectateur, même le moins prévenu, puis la femme embarquée me-nottes au poing sans beaucoup de ménagement…

Il importe peu qu’il s’agisse d’une personne d’origine étrangère, encore que, certainement et comme bien souvent, cette origine raciale même soit à la genèse de l’incident. Nul, ayant appartenu au sérail ou côtoyé peu ou prou le monde de la police, ne peut nier le détestable climat raciste et xénophobe dans lequel baignent nombre de ses hommes. Avec la tentation du recours à la violence et à l’arbitraire, le racisme au quotidien (et l’omerta jalouse qui le recouvre) est l’une des plaies qu’aucun pouvoir depuis des lustres n’a jamais ni su ni voulu guérir, tout emporté quel qu’il fût par les démons de la raison d’état et charmé par les sirènes du sacro-saint « maintien de l’ordre », lorsqu’il ne s’agissait pas des nécessités en grande partie gesticulatoires de l’anti-terrorisme.



Revenons au fond. « Maintenant tu vas aller au trou… », lance le policier interpellateur, avant d’ajouter : « La loi, c’est moi, pas de chance… » Pour faire bonne mesure, il se frotte le poing. Il vient de frapper sans rime ni raison une personne à l’évidence incapable de le menacer ni même de se défendre. Que ce fonctionnaire ait été injurié ou non ne change rien à l’affaire : même en ce cas, sa riposte (à supposer que cela en fût une) demeure parfaitement disproportionnée. Autour, les effectifs de pas moins de neuf voitures battent rapidement le pavé. Comme pour appuyer ses menaces, un flic fait tournoyer sa matraque d’une manière pour le moins obscène.



Banalité, diront tous ceux qui sont au fait de pareilles exactions et en connaissent le caractère coutumier. Certes, banalité. Déroulons cependant les faits en supposant que la scène n’ait pas été filmée. La mise en cause auditionnée, puis sans doute déférée et condamnée pour outrage-rebellion. Vingt-quatre heures de garde-à-vue, puis au bout l’abattage du jugement en flagrant délit. Un policier exonéré de toute responsabilité, avec la complicité active de ses collègues, de sa hiérarchie et même, d’une certaine façon, de la structure judiciaire. Une justice expéditive rendue au détriment de toute équité. En matière d’outrage-rebellion, la condamnation est automatique et la peine pratiquement encourue d’avance. Selon la bonne formule policière : circulez, y a rien à voir…



Or, justement, il y a eu à voir. Pour la première fois, la cassette fournie par un témoin permet de se faire une idée exacte et de montrer ce que bon nombre de citoyens affirmaient jusqu’alors sans pouvoir avancer le moindre élément de preuve, savoir : les violences dont sont l’objet de la part des forces de police des personnes généralement fort peu aptes à s’en défendre. Savoir qu’un policier peut, à bon droit, affirmer incarner la loi et l’exercer dans les faits sans aucune espèce de modération ou de contrôle. Savoir que, passée certaine heure et dans certains quartiers, à l’égard de certaines populations tout au moins, la république s’incarne sous les traits d’une troupe peu soucieuse de déontologie, de mesure ou même (seulement) d’humanité. Savoir qu’à une voyoucratie réelle ou supposée, la même république oppose une voyoucratie policière qui n’est pas loin de lui ressembler, mais qui, elle, n’a rien de supposé et ne peut d’ailleurs que conforter la précédente.



C’est avec amusement qu’il faut se rappeler la levée de bouclier des policiers (et de certains magistrats) lorsqu’il a été récemment envisagé d’enregistrer les auditions, voire de filmer les conditions de garde-à-vue. Il faut se rappeler avec quelle touchante unanimité les uns et les autres se sont insurgés sur le soupçon que de telles mesures faisaient peser sur une police dont l’affirmation d’angélisme même ne pouvait que paraître suspecte. Le visionnage de cette cassette inciterait plutôt également à étendre la mesure aux véhicules de patrouille – et à songer à pourvoir chaque citoyen d’un camescope tant il est vrai, hélas, que l’image (et le son) ne mentent pas tant qu’on voudrait à présent le dire.



Comment peut-on en arriver à ce genre de situation, dans un pays qui se proclame ouvertement démocratique et républicain, pays des droits de l’homme, berceau d’un pensée civique que nul dans le monde ne conteste ? Faisons la part de l’hypocrisie que revêt pareil discours dans une société plus soucieuse d’obliger les puissants que de secourir ceux qu’elle laisse au bord du chemin. Plutôt que de parler d’urbanisme et d’emploi, de précarité, de difficulté de vie, le pouvoir préfère, à peu d’encâblures d’élections pressantes, très classiquement entonner l’antienne du tout-sécuritaire. À cet égard, la gauche ne vaut guère mieux que la droite et M. Chevènement avec un entêtement touchant s’acharne sans cesse à nous faire regretter Pasqua.



La « bavure » de Ris-Orangis n’est pas une bavure. Elle est la conséquence habituelle d’un choix délibéré, puis d’une succession de manquements – de dysfonctionnements – inéluctables et prévisibles. C’est en cela qu’elle est le symptôme d’une maladie bien plus grave, qui touche au fondement même de la société et montre la duplicité de son discours. On juge une société à ses hôpitaux, à ses écoles et à sa police – à sa vraie police, telle qu’elle s’exerce sur le terrain, dans la rue, dans sa vérité loin des yeux de tous, non pas telle qu’elle se dit ou se rêve dans tel ou tel cabinet ministériel.



Soyons clairs : si un fonctionnaire de police se livre à de tels actes (on dit volontiers qu’il se lâche), c’est qu’il a la certitude à peu près complète de l’impunité. De manière pratique, l’impunité commence par la pratique courante et systématique de l’outrage-rebellion. On peut même dire qu’il s’agit-là de l’arme de service absolue du « flicard ». Vérifications d’identité tournant au harcèlement, injures à caractère personnel ou racisme, bousculades et même coups ou sévices, tout peut être « couvert » par un bon outrage-rebellion bien troussé ! Bien sûr, face à une population sensible (adolescents des banlieues, minorités ethniques ou sociales, personnes en difficulté), la provocation policière a beaucoup plus de chances de « prendre ».



Or, les responsabilités sont là multiples et graves. Tout d’abord, et de manière instinctive, en pareil cas la hiérarchie couvre – quand elle n’approuve pas implicitement ou explicitement. Lorsque le coup est parti, lorsqu’en particulier « ça a fui dans la presse », ou lorsque « ça risque de fuiter », il faut voir avec quel empressement elle tâche de minorer la responsabilité policière. Il n’est que de remarquer la gêne sensible avec laquelle l’un des supérieurs du gardien P. évoque les faits commis. On ne soulignera pas avec quelle réticence le délégué syndical interviewé tente lui aussi de minorer ceux-ci. Il n’est pas besoin non plus de rappeler avec quelle extrême réserve le magistrat chargé de l’affaire envisage l’infraction.



Pourquoi une telle pleutrerie des institutions, alors que les faits sont clairs et que l’image parle d’elle-même ? Comment admettre qu’un policier déclare être lui-même la loi, comment tolérer qu’il porte un coup à une personne sans défense, comment admettre qu’on embarque la victime menottée ? Pourquoi personne, parmi ces mêmes responsables, n’a-t-il eu le courage de clamer sa honte et son dégoût ? Peut-être parce qu’aucun d’entre eux, policier, syndicaliste, magistrat, chacun occupé à ses petites affaires, n’a ressenti au fond ni honte, ni dégoût.



Mais c’est aussi et surtout que trop d’intérêts sont en jeu. On ne parlera pas de la responsabilité syndicale. Beaucoup de corporatisme et des vues à court terme l’empêchent de tenir sur ce point un discours cohérent. S’en prendre au privilège de juridiction que constitue l’outrage-rebellion reviendrait pour nombre de syndicats à se mettre à dos la partie la plus remuante et la plus offensive de ses troupes. Il en va de même de la hiérarchie, généralement plus soucieuse de son repos et de la sauvegarde de ses propres intérêts, que d’une bonne administration de la police.

De surcroît, la militarisation progressive des effectifs (pour la plupart destinés à servir en tenue, au détriment de la sage dichotomie police en civil/police en tenue longtemps de règle dans notre pays), contribue à renforcer une forme de commandement, des méthodes et des habitudes plus propices à l’excès qu’à l’équité ou à la modération. Moins de police réellement judiciaire, plus de police de maintien de l’ordre. Et chacun sait qu’en matière de maintien de l’ordre, on n’est guère regardant sur les méthodes employées.



Plus délicate est la question du rôle de la justice, à laquelle il reviendrait pourtant de dire le droit. Trop souvent, la collusion entre policiers, parquets et magistrats est de règle. Trop souvent l’entérination de l’outrage-rébellion est de règle. Faute de tenir leurs troupes ainsi que la loi les y enjoint, nombre de magistrats « se couchent » devant leurs flics. Outre des considérations personnelles et qui tiennent parfois simplement à l’absence de caractère, l’évolution récente du traitement de la criminalité « en temps réel » ne peut d’ailleurs qu’accentuer la sujétion des magistrats aux enquêteurs, alors que la règle républicaine voudrait que ce fût l’inverse.



Tout aussi insidieusement, envoyer rôder quatre par quatre, armés jusqu’aux dents et en tenue guerrière (voire même pour certaines opérations, encagoulés) des hommes revêtus de tenues paramilitaires, n’est-ce pas dans certains quartiers une sorte de provocation ? Le péril est-il d’ailleurs réellement si grand qu’il faille y envoyer cette sorte de troupe ? Pour y « terroriser » qui ? Comment prétendre gagner la confiance alors qu’au fond on voit bien qu’il s’agit seulement de faire peur ?



La responsabilité est politique. La récente découverte, fondamentalement poujadiste et électoraliste, de la notion opportune (opportuniste ?) de victime dans le discours du pouvoir induit un choix répressif sans commune mesure avec la réalité de la menace. Gare que peu à peu ne se développent réflexes et attitudes prétoriens parmi ceux à qui on délègue trop à loisir l’exercice de la force publique. Intérêts corporatistes, visées électoralistes, démagogie avouée, racisme latent, lâchetés croisées, tout concourt à la situation actuelle, tout rend transparente et compréhensible la soi-disant « bavure » de Ris-Orangis.



Un motif d’optimisme relatif, toutefois : pour une fois, par le biais d’un témoin et celui du média, une sorte de contrôle citoyen s’est exercé, bien accidentellement, sur la part d’ombre que comporte l’activité d’une partie de son administration. On ne saura trop s’en réjouir. Il est fort dommage que ce contrôle citoyen n’ait pu s’exercer dans d’autres occurrences récentes. À quand un Observatoire de la Police comme il en existe déjà un des prisons ?



Par-delà la langue de bois et le tournoiement provocateur des matraques, par-delà les rodomontades ministérielles, pour une fois que la réalité est apparue clairement au grand jour, qu’elle soit au moins l’occasion de poser la vraie question, et au plus haut niveau. La police est un service public comme les autres, n’en déplaise aux tenants du gros bâton. Elle est là pour garantir l’ordre et la sécurité, non pour générer directement ou indirectement désordre et insécurité. La quasi-certitude de l’impunité dont dispose certains de ceux qui l’exercent est sans nul doute la principale raison de ses exactions.



Le premier flic de France aura-t-il l’autorité et le courage de rappeler à ceux qui sont chargés de faire respecter les lois qu’il leur revient en premier chef de les respecter eux-mêmes, qu’ils sont assujettis aux mêmes lois et règlements que leurs concitoyens et que leur fonction ou leur grade ne leur confèrent ni le moindre privilège, ni la moindre impunité. Qu’ils sont responsables de l’image qu’ils donnent des corps auxquels ils appartiennent.



Il est d’autant plus aisé de respecter une Police, dès lors que ses hommes se conduisent de manière juste, digne et respectable. L’incivisme policier est à certains égards porteur de germes encore plus dangereux et corrupteurs que l’incivisme même qu’on prétend à cor et à cri combattre chez les citoyens. M. Chevènement a grand souci de mater les sauvageons « d’en face ». Sous certaines réserves, on ne peut qu’acquiescer

– au moins dans le principe. A-t-il identiquement la volonté, le pouvoir et les moyens de contenir les sauvageons de son bord ? L’avenir nous le dira. Si tel n’était pas le cas, il conviendrait de regarder avec appréhension l’étrange visage d’une cité dans laquelle l’un des plus républicains parmi ses généraux serait tenu en otage par la pire engeance de sa soldatesque.

Écrivain et ancien inspecteur divisionnaire de la police nationale.

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