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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
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Guerres morales ?


Francis Jeanson* pourrait être qualifié d’intellectuel de terrain, ou d’intervention. Philosophe, proche de Sartre, il a participé à la fondation des Temps Modernes, et a soutenu activement, à partir de 1956, le combat du FLN pour l’indépendance de l’Algérie. Il a ensuite travaillé, dans le cadre de séminaires ou de stages de

formation permanente, dans les domaines de l’action culturelle ou de la psychiatrie, apportant toujours l’acuité de sa vision

critique, confrontant sa réflexion aux

pratiques quotidiennes. Pour cet homme-là l’engagement n’est pas un vain mot, il lui donne, depuis plus de quarante ans, un sens fort, fondé sur la réflexion, l’écoute, l’action, l’humilité. Compte tenu de son positionnement et des ses combats, nous voulions, au Passant, rencontrer cet homme discret pour avoir son avis sur la question de la guerre, puisqu’il a su s’y frotter, non sans s’y piquer, et qu’à présent la question de la torture pendant la guerre d’Algérie ressurgit dans la mémoire

collective.



Le Passant : Dans une interview récente donnée à Sud Ouest Dimanche1, vous déplorez que le débat actuel sur la pratique de la torture en Algérie ne donne de ce conflit qu’une lecture morale, à laquelle vous opposez une vision plus politique, plus citoyenne. Que pouvez-vous nous dire de cette distinction entre morale et politique à ce sujet ?

Francis Jeanson : D’abord, je ne crois pas que la morale puisse s’appliquer à des problèmes collectifs. La morale, pour moi, ça concerne la personne, le sujet, et c’est à chacun de se débrouiller, à la condition, bien sûr, que le contexte n’empêche pas les gens de vivre et de penser selon eux-mêmes. Autrement dit, il faut que la politique fournisse le contexte adéquat pour que chacun puisse se responsabiliser sur le plan moral, bien que je pense qu’aujourd’hui la responsabilisation importante est la responsabilisation politique.

Alors il est vrai que ce qui m’agace dans la façon dont ce débat sur la torture surgit brusquement, c’est qu’on ne dit pas, ou pas assez, que la torture n’a de sens, ou d’existence qu’à partir d’un phénomène global qui est la guerre. C’est la guerre, cette guerre-là, qu’il faut condamner. Je ne sais pas ce que serait une guerre sans torture, surtout une guerre coloniale. Il y a bien sûr des guerres différentes, mais à partir du moment où on a des adversaires, il faut faire du renseignement, comme on dit : de fil en aiguille, on en arrive à la torture parce que les états-majors trouvent ça techniquement rentable. Et à partir de là, c’est aux gens de terrain, simples soldats ou généraux, de décider s’ils obéissent aux ordres ou non. De telle sorte qu’il y a là un problème moral, mais qui se pose au niveau de chacun. Le reste, c’est un problème politique. Question : si la guerre coloniale, menée par la France contre la population algérienne s’était par miracle déroulée sans recours à la torture, aurait-elle été considérée comme une guerre juste ? Tout se passe comme si on voulait dédouaner cette guerre-là, en faisant porter les reproches sur la torture, en suggérant que ce mal est venu en plus pour tout gâcher.



Le débat actuel rappelle un peu ceux qui eurent lieu pendant la guerre elle-même, au sein d’une gauche qui a eu du mal à se situer par rapport à ce conflit colonial, Parti communiste compris, se contentant longtemps de réclamer la paix avant de se rallier un peu tard à l’indépendance. Qu’en pensez-vous ?

Oui, le rapprochement s’impose. Entre 1954 et 1962, la gauche s’est tour à tour prononcée contre la torture, puis en faveur de la paix, et c’est seulement tout à fait à la fin qu’elle s’est ralliée à l’idée d’indépendance. Ce qui est particulièrement inquiétant en termes de conscience citoyenne. Parce que, s’il y avait eu suffisamment de citoyens réels et actifs en France, cette guerre n’aurait pas eu lieu. Que l’Assemblée Nationale ait pu être à ce point gangrenée par un lobby de la haute colonisation, capable d’y influer sur les votes les plus absurdes et les plus criminels, il est quand même très étonnant que nous ayons pu supporter cela.

Tout se passe comme si, une fois qu’on a élu des représentants, on n’avait plus à s’occuper de rien. Pourtant, ces gens font assez souvent autre chose que ce qu’ils avaient annoncé. Or voici qu’aujourd’hui encore nous supportons cela : sous le règne du consensus actuel, on n’éprouve même plus le besoin de s’indigner. Ce qui me frappe de nos jours, c’est l’absence de capacité d’indignation. Et sans doute peut-on toujours se dire « je n’en sais pas encore assez pour pouvoir prendre position » ; et comme on n’en saura bien sûr jamais assez…



Vous posez un nouveau problème, quoique solidaire du reste, qui est celui de la citoyenneté, en déplorant le manque de citoyens réels en France au moment de la guerre d’Algérie. Qu’est-ce que ç’aurait pu être, et qu’est-ce que sont aujourd’hui des citoyens ? Dans le contexte de cette guerre ou de tout autre ?

Le problème de la citoyenneté ne se pose plus dans les mêmes termes. À l’époque il semble que les structures démocratiques soient apparues capables de fonctionner toutes seules, alors qu’elles étaient déjà creuses, faute de toute alimentation concrète. Problème de société, largement ignoré par les contemporains. Mais aujourd’hui le décor a changé. Il y avait des cibles identifiables, on croyait pouvoir s’en prendre à des objets précis. Désormais l’ennemi n°1 c’est la mondialisation, une certaine forme de mondialisation, socialement destructrice. Mais comment s’en prendre à la mondialisation en direct, puisque par définition elle est à la fois partout et nulle part ? Je crois que la solution consiste à investir le terrain concret, sur des thèmes précis, sans sauter à pieds joints par-dessus les difficultés comme on le faisait auparavant. Les raccourcis, ça fait perdre un temps fou. Il faut se demander de quoi on est capable, à la fois seul et collectivement, sur place, là où on a des prises. Or, par le passé, on a toujours cherché à agir là où on n’avait aucune prise, pratiquant une sorte d’exotisme politique : c’était toujours ailleurs que se situaient nos intérêts, c’est-à-dire là où on ne pouvait intervenir vraiment, où finalement on ne courait guère le risque d’avoir à s’engager. Du coup, en survolant l’espace de la réalité concernée, on demeurait impuissant.

Aujourd’hui, on se croit impuissant à cause de la mondialisation, bien que cela donne lieu à des manifestations concrètes de solidarité, mais sporadiques, dans les domaines les plus divers. Je pense à ces 300 collectifs qui se sont engagés pour venir en aide à la Bosnie pendant la guerre, et qu’on a eu beaucoup de peine à faire se rencontrer pour les coordonner un peu.



Bien sûr, il vaut mieux progresser par petits pas que faire de superbes bonds en l’air pour retomber toujours au même endroit. Mais est-ce que le temps n’est pas un adversaire redoutable ? Est-ce qu’il ne va pas finir par nous manquer ?

Là encore, c’est la tentation du raccourci qui est en cause, avec son aptitude à provoquer des courts-circuits. Nous sommes constamment sommés d’agir, ou en tout cas de nous prononcer, dans l’urgence : de gagner du temps, en nous précipitant dans l’irréflexion. Aller plus vite, ce serait bien… Mais avec qui, selon quel projet, en recourant à quels moyens ?



La mondialisation prétend nous inscrire dans le "temps réel", dans la vitesse, l’immédiateté. Tout cela s’oppose à ce qu’on pourrait appeler le temps démocratique, cette durée nécessaire aux citoyens pour réfléchir, débattre, agir. De sorte qu’on peut redouter que la course contre la montre qui nous est imposée puisse être perdue.

C’est le piège d’un temps virtuel qui prétend se substituer au temps vécu, à la durée concrète. Mais je ne vois toujours pas comment nous pourrions nous y prendre pour travailler à cette citoyennisation qui nous apparaît indispensable. C’est sans doute exaspérant d’avoir à procéder de proche en proche, de niveau en niveau, mais c’est sans doute la seule chance que nous ayons de ne pas nous condamner à faire du sur-place. En repartant du potentiel humain pour en faire la principale source d’une démarche démocratique.

Mais en insistant sur la nécessité de ré-ancrer cette démarche dans des pratiques sociales de base, nous ne saurions négliger l’importance de sa mise en dialectique avec un ensemble d’actions qui émergent aujourd’hui à un tout autre niveau, pour dénoncer mondialement les scandales de la mondialisation régnante. C’est d’un va-et-vient permanent entre un travail local et une vigilance mondiale que nous pouvons attendre des effets positifs.



Il n’est donc jamais trop tard ?

J’aime le penser. La ressource existe. Simplement, on avait oublié de s’en servir, on lui tournait le dos, en quelque sorte. Il faut aller sur le terrain, écouter, redonner la parole, faire tout pour que ceux qu’on n’écoute jamais puissent parler, se dire, dire leurs problèmes. Ne plus chercher à les résoudre à leur place, parce que ça ne marche pas. A force d’embringuer les gens dans de prétendues solutions sans rapport avec leurs difficultés, on va droit au déraillement.



Et ce déraillement peut être tragique. C’est ce qui s’est produit dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Au point de déclencher ce que d’aucuns appellent la deuxième guerre d’Algérie ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’une guerre. En tout cas, ce n’est pas une guerre civile, même si certains aimeraient bien que ce soit le cas. Il y a bien deux camps qui combattent, mais s’il y a une guerre, elle est faite à la population algérienne. Les deux camps opposés ne sont pas représentatifs de la population. On a d’un côté les islamistes, en quête d’un pouvoir qu’ils n’obtiendront jamais à mon avis : ils n’agissent plus à présent que comme des desperados sanguinaires. Et de l’autre côté on a les militaires, scindés en plusieurs fractions dont il est difficile de déterminer les positions, et on ne sait jamais quel clan est en mesure de l’emporter. Parmi eux se trouvent des profiteurs absolus, qui continuent de s’enrichir alors qu’ils sont déjà puissamment riches. Au passage, j’ajoute que je ne suis pas d’accord pour qu’on se demande sans cesse qui tue qui : dans l’ensemble, quand même, il n’y a pas à s’y tromper !

Quant au pouvoir civil, il est quasi inexistant, incapable de mener une politique déterminée. Même Bouteflika, qui a étonné tout le monde en tenant des propos que personne n’avait osé tenir auparavant : il est incapable de former un gouvernement digne de ce nom. Chaque ministre tire à hue et à dia, aucune politique ne peut être menée, même dans un domaine capital, où il serait relativement simple d’agir : le logement. Il y a urgence, et les moyens existent.

Et l’opposition démocratique, c’est ce qui m’a frappé la dernière fois que je suis allé en Algérie, est exactement dans la même situation que le prétendu pouvoir : coupée de la population. Aucun souci, chez les uns comme chez les autres, d’être un tant soit peu à l’écoute des aspirations des gens. Une Algérienne, après un massacre, s’est écriée un jour : « Où est le pouvoir ? Ce pouvoir, il ne nous voit pas. Il ne voit pas le peuple. » Elle avait totalement raison.



Ce peuple invisible a-t-il quelques moyens de faire valoir une parole, une citoyenneté ?

Il y a une quantité d’associations. On a voulu « libéraliser », en 88-89. ça a abouti à la création de 60 partis, dont certains ne comptaient pour membres que ceux qui en avaient déposé les statuts ! C’est du bidon ! Même chose pour la presse, à la même époque, bien qu’elle soit aujourd’hui la plus belle réalisation algérienne : on avait permis, en distribuant les subventions jusque-là captées par le parti unique et son organe central, l’apparition de 50 journaux francophones, et autant d’arabophones ! Cet émiettement était catastrophique !

Quant aux associations, elles ont un mal fou à se fédérer, par manque de moyens. Mais ce peuple fait preuve d’une vivacité, d’un courage extraordinaires, à quoi j’ajouterai un humour tout à fait remarquable dans les conditions actuelles. C’est là, dans cette force vitale, que réside l’espoir pour l’Algérie.

Mais je veux surtout dire mon inquiétude sur la situation de la jeunesse, liée à la question cruciale du logement : les jeunes ne peuvent pas vivre chez eux ; à dix dans deux pièces, les garçons ne peuvent pas rester, puisque les femmes sont là. Alors il leur reste la rue, à la merci des recruteurs du GIA.



Nous avons parlé tout à l’heure de morale. Aujourd’hui, on mène des guerres (Golfe, Kosovo…) au nom, nous dit-on, d’une morale internationale. De quelle nature est cette morale ? Un maquillage du nouvel ordre international ? Et puis il y a un exemple auquel on ne peut que penser : la Bosnie. On a agi là-bas au nom de la morale.

Il n’y a pas de morale internationale. Il y a, tour à tour ou pêle-mêle, un « Réel-politik », un « Nouvel Ordre Mondial », et diverses conceptions « géostratégiques » Au nom desquelles, par exemple, « on » peut tenir pour marginales les sociétés humaines de telle ou telle région du monde : si leur existence même est menacée, on s’en accommodera, quitte à leur dépêcher, tôt ou tard, quelques secours humanitaires. L’essentiel étant que les désordres dont elles sont victimes ne puissent entraver les entreprises multinationales.

Dans le cas de la Bosnie, précisément, la morale était aussi peu concernée que possible. Il s’agissait avant tout de laisser se poursuivre les offensives serbes : d’où la spectaculaire intervention de Mitterrand, qui a provisoirement sacralisé le soutien humanitaire, au détriment de toute action politique contre le blocus imposé par les Serbes à la population de Sarajevo. La consigne était de « ne pas ajouter la guerre à la guerre ». Et pourquoi ? Parce que les Serbes étaient traditionnellement les alliés de la France ; mais surtout parce qu’il fallait un gendarme dans les Balkans, et que ce ne pouvait être que la Serbie de Milosevic.



Est-ce qu’on peut faire des guerres morales ?

Je ne pense pas qu’une guerre puisse avoir quelque rapport que ce soit avec une préoccupation d’ordre moral. Et sans doute les situations d’aujourd’hui sont-elles plus complexes qu’hier, mais elles n’en sont pas davantage qualifiables selon des repères moraux.

Prenez les Droits de l’Homme. Nous prétendons les enseigner, un peu partout, à des quantités d’hommes et de femmes, à des sociétés entières, que nous laissons sans ressources quant au droit des populations. A leur simple droit de survivre, dans les conditions qui leur sont imposées en Afrique et en Amérique latine. Comment pouvons-nous demander à ces peuples, soumis à d’incroyables pressions et à des déstabilisations successives, de respecter les Droits de l’Homme comme nous y prétendons ici. Le « droit de l’hommisme », ça revient à dire aux gens : « Taisez-vous, ne posez surtout pas les vrais problèmes. »

Il n’y a pas de morale collective. Ce qu’il y a de moral dans une entreprise collective, c’est ce que chacun apporte de son exigence morale personnelle. Le est d’ordre politique. Et le fait est que la politique a tellement déçu qu’on serait parfois tenté de se réfugier dans la morale. Mais c’est sans issue. La vraie question, c’est de placer, ou replacer les politiques, la politique, sous le contrôle exigeant des citoyens. C’est une difficulté, bien sûr, mais la seule qui vaille la peine.





Propos recueillis par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre

* Philosophe, dernier ouvrage publié avec Christiane Philip, Entre-deux, conversations privées 1974-1999. Un itinéraire d’engagement, aux Ed. Le bord de l’eau, 269 p., 130 F.
(1) Edition du 23/11/2000.

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