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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
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Le pont du refus


Cette fois-ci, l'explosion fut si forte que Serge Regeot crut que l'immeuble s'écroulait… Le pont ! Sautant de son lit, Serge se précipita à la fenêtre. Réveillé lui aussi en sursaut, Mousse, son chat, le suivit en courant sur le parquet. Depuis son quatrième étage, à travers le petit jour de quatre heures du matin, Serge constata que le pont avait sauté une nouvelle fois. Malgré l'heure matinale, il descendit pour voir les dégâts. François, un copain sénégalais, et Alexis, le kiosquier du boulevard de l'Etoile-Errante, se trouvaient déjà sur les lieux, se tenant au bord de la coupure. Sous l'action du plastic, le tablier du pont avait été coupé net en deux. Quelques mètres plus bas, des gravats jonchaient les rails des lignes de chemin de fer de la gare de Septentrion.

Du beau travail avait déclaré Alexis juste avant qu'on entende s'approcher une sorte de ronde tournante de sirènes policières.

Il s'agissait encore d'une action revendiquée par un commando d’« Air pur », une association de riverains du périphérique intérieur. C'était la troisième fois consécutive qu'ils plastiquaient le pont du boulevard du Maréchal-Céaudeux. Ils avaient prévenu : Assez de voitures ! Vous rouvrez dare-dare la ligne ferroviaire parallèle au boulevard Céaudeux, dite la petite ceinture, entre les portes des Bosquets et celle des Abattoirs, ou bien on plastique le pont jusqu'à destruction totale.

Le lendemain, il y eut une réunion extraordinaire à la préfecture en présence du ministre de l'Intérieur. Des ordres furent donnés. On arrêta tous les responsables « Air pur », on les mit en examen, on les inculpa de destruction de biens publics et on les transféra à la prison de la Santé.

Seulement, une fois le tablier du pont réparé, il ne se passa pas deux semaines avant qu'il ne saute de nouveau. Cette fois encore, Mousse et son maître avaient foncé jusqu'à la fenêtre afin de contempler les dégâts. La même revendication de réouverture de la petite ceinture entre les Bosquets et les Abattoirs fut envoyée via Internet aux principales rédactions télévisées. Et y fut adjoint un argumentaire qui, un temps mis sous le boisseau, circula sur le réseau Internet. C'est devant le kiosque d'Alexis, en écoutant sa radio qui marchait en permanence, que Serge en prit connaissance pour la première fois. Dans son communiqué, la branche armée de l'association « Air pur » rappelait que cette année encore le nombre de décès causés par la pollution automobile était supérieur aux morts dues aux accidents de la route. Il s'agissait là des chiffres, indiscutables, de l'Organisation Mondiale de la Santé. Le communiqué établissait également la liste des conflits déclenchés à travers le monde pour le contrôle du pétrole ou du gaz ; elle était édifiante.

Les conséquences du réchauffement planétaire de trois à cinq degrés à cause de l'effet de serre produit par les gaz d'échappement étaient aussi redonnées pour mémoire : montée des eaux de cinquante à cent cinquante centimètres dans les meilleurs des cas, engloutissement de contrées entières et bouleversements climatiques. A terme, la capitale du pays était promise à l'amplitude thermique de Montréal au Canada. Il fallait, énonçait en conclusion le communiqué, en finir avec l'asphyxie due aux énergies fossiles. Non seulement, le quartier concerné, la ville, mais aussi le pays et l'étranger s'intéressèrent à cette affaire dite du pont du refus. Dans les grandes agglomérations des Etats-Unis et du Japon notamment, on renforça les patrouilles de police sur les échangeurs les plus exposés.

A travers les villes, l'opinion se passionna et se partagea entre les pro et les anti-pont du refus. Les pro pensaient qu'était venu le temps d'abandonner le mode de transport automobile, beaucoup trop coûteux, archaïque et dangereux pour la planète. Les anti criaient à l'atteinte aux libertés et à la libre circulation, soutenant que la voiture permettait à chacun d'exprimer sa personnalité, de la faire connaître à autrui s'il le désirait, sans donner plus d'argument… Bref, le bruit fut si grand qu'on s'entretînt de l'affaire jusqu'au conseil des ministres du mercredi. A son issue, le Premier ministre annonça lui-même la décision suivante : il y aurait un référendum dans l'arrondissement intéressé afin de se prononcer sur la remise en état et la réouverture ou non du tronçon ferroviaire, assortie, le cas échéant, d'une restriction contrôlée de la circulation sur la partie routière correspondante.

La campagne fit rage. De mémoire de politique, il fallut remonter aux années soixante-dix du siècle dernier pour retrouver une telle mobilisation. Alexis le kiosquier milita pour les anti au nom de la liberté, François et Serge bataillèrent, quant à eux, dans le camp des pro. Quant aux écologistes, tout occupés à combattre le nucléaire et la chasse, ils furent totalement dépassés par les événements.

Le jour du vote arriva : à une courte majorité, les pro l'emportèrent et dansèrent sur le pont du refus jusqu'à l'aube.

Quelques mois après le scrutin, les riverains enchantés purent voir un train à la forme futuriste, discret et silencieux, circuler du matin jusqu'au soir parallèlement au boulevard du Maréchal-Céaudeux… Très vite, le « pont du refus » fit des émules : les riverains du périphérique intérieur des autres arrondissements revendiquèrent la réouverture de la ceinture ferroviaire. Par décret, on accéda à leur requête. La circulation automobile chuta tellement que Serge put dorénavant se rendre jusqu'au kiosque d'Alexis en compagnie de Mousse, qui, queue droite, le suivait sans avoir à craindre un flot grondant et empestant de véhicules.

Quand son radio-réveil le tira de son sommeil en annonçant que la température allait atteindre les vingt-huit degrés celsius et que la pollution de l'air dépasserait le taux admis, Serge Regeot ouvrit les yeux, les referma, les rouvrit et s'adressant à son chat, qui dormait au pied du lit, articula avec une pointe de regret dans la voix : Mousse, je crois que comme Martin Luther King, j'ai fait un rêve…

Derniers ouvrages parus : La Revanche de Michel-Ange, éd. La Passe du vent et Il faut savoir désobéir, éd. L'Harmattan.

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