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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Un duo noir d’enfer

Camilleri et Fois ou le renouveau de la littérature policière des îles italiennes.
Les auteurs insulaires ne sont pas les derniers à participer au brillant renouveau de la littérature policière italienne. La Sicile détient depuis toujours un patrimoine

littéraire plutôt conséquent (Verga, Pirandello, Lampedusa, Sciascia pour ne citer que les plus connus) qui conjugue le poids de l’histoire de l’île et les interrogations sur son devenir. La trame des récits policiers s’y coule avec aisance, et Camilleri l’exploite avec beaucoup de bonheur. Marcello Fois, de son côté, appréhende la réalité du peuple sarde dans des romans dont les maîtres mots sont violence et lyrisme.

Au commencement, il y avait Leonardo Sciscia, écrivain sicilien, et la conscience aiguë qu’il développa dans ses récits policiers de la malfaisance de la mafia de son île et des moyens dérisoires que le pouvoir politique, principalement la démocratie chrétienne, mettait en œuvre pour faire semblant de la combattre. Le jour de la chouette (1961), Le chevalier et la mort (1988), Une histoire simple (1989) pour ne citer que ces trois courts romans scandent son œuvre littéraire. On n’y trouvait jamais de fin heureuse : les coupables étaient vite blanchis et la police demeurait impuissante. Pessimisme, amertume de plus en plus exacerbée jalonnaient comme des pierres noires ce combat toujours inégal contre la « pieuvre ». Dans Sciscia enfin, on trouvait un amour passionné et lucide pour son île, et il devait sans doute faire siennes les paroles pessimistes du prince Salina, héros du Guépard roman de Lampedusa : « En Sicile, peu importe qu’on agisse bien ou mal : le seul péché que nous ne pardonnons pas, nous autres Siciliens, c’est tout simplement l’action. Nous sommes vieux, terriblement vieux. Il y au moins 25 siècles que nous portons sur nos épaules le poids de civilisations magnifiques, toutes venues de l’ex-térieur ; aucune n’a germé chez nous, nous n’avons donné le la à aucune. Depuis 2500 ans, nous sommes une colonie. Je ne le dis pas pour me plaindre : c’est notre faute. Mais nous n’en sommes pas moins las et vides. Les Siciliens ne voudront jamais s’améliorer pour la raison qu’ils se croient parfaits ; leur vanité est plus forte que leur misère... ».

Les deux auteurs ici présentés sont depuis peu traduits en français. Andrea Camilleri, le Sicilien du duo, a plus du double de l’âge du sarde, Marcello Fois, lequel vient juste de dépasser trente ans. Mais le premier nommé n’a entamé sa carrière de romancier noir que peu de temps avant le second, de telle sorte que leurs œuvres ne sont pas décalées. Autre similitude : l’un et l’autre développent des cycles romanesques tantôt contemporains, et tantôt se déroulant à la fin du XIXe. La langue de ces deux auteurs (et singulièrement celle de Camilleri) est charpentée d’emprunts savoureux au dialecte vernaculaire, que les traducteurs ont souvent rendu avec bonheur. Surtout : ils écrivent sur leur île et leurs personnages développent un certain sentiment tragique d’appartenance à ces terres insulaires.

Mais certainement pas de la même manière ; prenons le policier Salvo Montalbano, héros des romans policiers de trame très classique de Camilleri. Il est commissaire dans la petite ville de Vigata. Il commande à une brigade de six policiers et n’a d’autre ambition que de faire de la meilleure façon possible, la sienne, son métier de flic. Il sait s’entourer d’une poignée de policiers fidèles puisque le pouvoir mafieux veille partout, sur les vivants et les morts. Car le commissaire a une conscience aiguë et lucide de l’emprise de la pieuvre sur sa terre chérie. Ainsi à l’annonce d’un crime affreux (dans La forme de l’eau), il réagit sombrement : « cette fois, ce ne furent pas seulement l’odeur et le parler de sa terre qui l’aspirèrent de nouveau, mais l’imbécillité, la férocité, l’horreur ». Le commissaire cultive les racines littéraires de son île, Sciascia et Pirandello évidemment, mais aussi Consolo et Lampedusa. Il cite d’ailleurs la maxime Tancrède, le neveu du prince Salina, dans le Guépard « Si nous voulons que tout continue, il faut d’abord que tout change » pour illustrer le jeu politique en Sicile. Il se bat le dos au mur à la fois contre sa hiérarchie policière prête aux compromis avec les mafieux, et le pouvoir des criminels. Humaniste entêté (un peu d’ailleurs à la manière des flics des dernières nouvelles de Sciascia), s’il est « homme de la Liggi »(la loi en sicilien), il n’entend justement n’en faire qu’à sa tête, et appliquer ainsi une conception certes morale mais personnelle de la loi.

Camilleri a aussi entrepris l’histoire du développement de Vigata à la fin du XIXe, à travers des romans policiers (l’Opéra de Vigata, La saison de la chasse, etc.) qui prennent la forme de contes à la manière de Calvino et de Perutz. Diablement enlevés, parodiques et tragiques, ils constatent les méfaits de l’irruption violente de la modernité continentale sur la vie paisible de cette bourgade qui ne comptait alors que 6 000 habitants (elle en aura atteint 20 000 au temps de Montabano).

Marcello Fois joue d’un registre résolument plus grave pour évoquer la Sardaigne de la même époque historique dans Sempre Caro. Un avocat démêle les fils passablement embrouillés de ce qui ne paraît être d’une affaire somme toute banale : le passage au maquis d’un jeune berger apparemment coupable du vol de quelques agneaux. Bustianu, le s’abboca (l’avocat en sarde) n’aura pas trop de toute son opiniâtreté professionnelle et de ses promenades quotidiennes méditatives dans les collines sardes, qu’il appelle son sempre caro par référence à des vers de Leopardi, pour innocenter le berger. Les mécanismes archaïques d’une société d’où la force vient de la possession de la terre sont mis à mal par la modernité de la loi continentale ; et l’avocat est pris en tenaille entre ces forces contradictoires, également amoureux des paysages superbement décrits et de la quête de la vérité.

Avec Un silence de fer, Fois fait franchir à son île un siècle. Il nous immerge dans une problématique résolument contemporaine : les jeunes gauchistes du début des années 1980 se retrouvent dix ans plus tard au centre d’un combat dans l’île mêlant nationalisme politique, gangstérisme et meurtres crapuleux. Le tout sur un fond de pessimisme le plus absolu, comme si les personnages étaient définitivement enracinés dans une île où règne « un langage à part trop lointain, un silence datant de trop nombreux siècles ».

Leonardo Sciscia est en cours de réédition chez Fayard, en trois volumes (les deux premiers parus en 1999 et 2000).
Le Guépard de Lampedusa est disponible en Points Seuil.
Andrea Camilleri : Cycle Montalbano (les romans de la série sont édités au Fleuve Noir) : La Forme de l’eau (réédité chez Pocket), Chien de faïence, Un mois avec Montalbano, le Voleur de goûter, La voix du violon.
Romans historiques : L’Opéra de Vigata (Métailié), La saison de la chasse (Fayard),
La concession du téléphone (Fayard)
Marcello Fois : Cycle contemporain : Un silence de fer (Seuil), Plutôt mourir (Seuil).
Romans historiques : Sang du ciel (TRAM’ éditions), Sempre Caro (Seuil).

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