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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
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Lettre de Don Quichotte à Don Juan


Je te réponds enfin, Juanito, après toute cette éternité. Le vieux Cronos avale la poussière des siècles sur nos habits froissés… Et nous faisons aussi partie de son festin ! Mais ne mesure pas mon affection à ce vertigineux retard... il m’a fallu le temps d’aiguiser mes phrases, moi qui veux des mots tendus comme un éclair de foudre !.. Depuis, quelques-uns d’entre les hommes m’ont occupé en poursuivant la quête, je les ai suivis de près. Manque de lumière, aussi, au fond de ce trou où dorment désormais les héros que nous ne sommes plus… J’ai longtemps dormi sous les étoiles, tu aurais dû en faire autant. Fallait rester dehors, Don Juan… On voit mieux le ciel !

Comme tu vois, la carne a de beaux restes… L’entame est-elle à ton goût ? Piment sur le sucre, glace sur le feu, un peu de distance, un pas de côté, l’acier sur le velours ! La lance de Télèphe blesse et guérit en même temps ?.. Eh bien je veux écrire comme ça. Même si l’Histoire débite nos oripeaux, il nous reste encore assez de gloire pour le plaisir de se lire. Nous ferraillerons plus tard… Ton épée contre mes points de suspension.

Comment te portes-tu, camarade ?.. Bien ?.. Tant mieux ! Il est vrai que l’heure est calme pour toi aussi, aucun doute là-dessus. Les temps ne sont pas très intéressants, pour nous (voilà au moins quelque chose que tu m’accorderas !). Ce monde est tellement… ciel de traîne ! On dirait, vu d’ici, que les hommes se sont enveloppés de brume, qu’ils marchent les épaules basses et le front plat. Je ne les entends même pas gémir. Regarde-les qui se débattent doucement, la peur sans doute de s’enfoncer davantage : certains déjà ne respirent plus. Plisse tes yeux, observe que peu d’entre eux se dressent. On dirait bien qu’ils ne le savent plus. Ah, nous avions espéré mieux que cette multitude à genoux, le regard fasciné par le simulacre des vitrines vomissant leurs marchandises colorées, ces cœurs au souffle court… Qui ose encore crier à perdre haleine ? Tu ne me contrediras pas : si l’on n’a toujours que ce que l’on mérite, cette foule de chattes et de rats ne vaut pas une seconde de peine. Veux-tu que je te dise ? Nous n’avons servi à rien !

Pour moi, qui ne suis qu’une « figure » – triste, disent les ignorants qui confondent duende et saudade – la sentence est déjà rude. Mais pour un « mythe » comme toi, quelle épreuve ce doit être !.. Peut-être me lira-t-on encore dans les temps futurs, pour le style, mais toi, dont l’image dépend moins des mots qu’il a fallu pour t’écrire que des frissons qu’on avait d’imaginer tes aventures, quel effet cela fait-il de devenir un… désert ? Je me moque tendrement, camarade, bientôt l’on effacera complètement et la « figure » de Don Quichotte et le « mythe » de Don Juan. Ou plutôt non. Personne ne prendra cette peine. Nous nous évanouissons doucement de la mémoire des hommes. Nous sommes faits d’une encre que l’on ne trouve plus. Ici sont nos derniers instants, avant que l’on ne parle plus de nous, pantins ridicules et poussiéreux dans les foires à la brocante de ces créatures sans épaisseur que sont les hommes de maintenant. Nous étions faits d’ombre, mais leurs écrans qui ne s’éteignent jamais ont annulé la nuit qui nous était propice. Ils n’ont que ce qu’ils méritent : un monde à leur stricte dimension.

Peut-être suis-je un peu trop amer en débutant. Je ne voudrais pas que ma lettre te tombe des mains par excès de… lourdeur. Ne pas peser sur le monde, camarade, ne rien faire qui nous ramène vers l’ici-bas, voilà quelques saines résolutions. Passons à d’autres considérations, de peur que nos plaintes nous étouffent. Au moins disparaîtrons-nous tête haute. Je ne voudrais pas que la mort fige sur nos visages ces rictus horribles qu’on ne voit qu’aux suppliciés de leur siècle de massacres et de dévastation. Ne pas leur ressembler, parce qu’ils ne veulent plus de nous, voilà bien le meilleur de ce que nous pouvons encore faire. Ce qui n’empêche quelque juste colère de temps en temps… Il faut bien ne pas être dupes, même si nous sommes impuissants !..



Un temps



Tu n’aimes pas ce mot ?.. On te l’a pourtant reproché, et de fameux interprètes ! Il est vrai, mon ami, tu leur as posé plus de problèmes que moi ! Honneur à toi ! Une bibliothèque entière, études, essais, drame, théâtre, opéra ! Les hommes sont si heureux de trouver des clés, comme ils disent ! Mille et trois femmes tournent autour de ton habit brodé, et pas une seule de baisée ! Avoue qu’il y a de quoi se poser des questions, et même… de quoi inventer des réponses ! Aujourd’hui, ils sont persuadés que tu ne peux rien, si tu veux tout. Ils ont le couteau « économe », le calibre « moyen » et la raison compassionnelle ! Rien qui dépasse ! Rien qui foudroie ! Le cul dans la graisse de soi ! Et tu voudrais les combattre ? Fallait laisser des preuves, mon pote, comment veux-tu que l’on te croit ? Du sang sur les draps, quelque part une que tu engrosses de toi, mais non, y’a rien dans ta lignée, pas un brin d’ADN pour te perpétuer ! Fallait faire comme moi, Juanito, y penser toujours et n’en parler jamais. Mettre une femme là-haut, en étendard, mais loin, la Dulcinée, assez pour ne jamais l’atteindre, ça permet de marcher insouciant, personne pour faire les comptes et tous de t’admirer !

Qu’elle existe ou pas n’a aucune importance ! Chacun sa vierge Béatrice que d’ailleurs Dante n’a jamais touchée… Mais, plus tard, les sept enfants qu’il a eus de Gemma n’étaient pas faits que de littérature ! Tu vois bien, ce qui danse, ce qui met les hommes en transes, c’est pas de faire, c’est de rêver. Et les voilà jaloux qui t’ont cherché querelle, fallait pas séduire sans t’introduire !

Bueno, changeons d’allure, à galoper si vite je vais fatiguer la Rossinante qui me sert de monture. J’ai l’esprit vagabond à vouloir trop te dire et tu n’aimes rien tant que la logique exacte de la géométrie… Ce qui ne t’empêche pas de croire au diable que tu défies. Car tu y crois toujours n’est-ce-pas ? Tu as peut-être raison… Chi lo sa ?

J’en viens à mes malheurs, si tu permets. Les hommes pressés disent que je suis triste, mais qui dira au vrai la fatigue qui courbe mon dos ? Maintenant, camarade, j’arrive à faire craquer chacun de mes os. Un par un. Je pourrais les compter, deux et deux font quatre Sganarelle et quatre et quatre font huit Sancho, huit et demi, et combien dans mon squelette, quand j’irai pour de bon au tombeau, quand personne ne me lira plus ? As-tu comme moi un os de la mémoire, celui qui traverse le front et sert de corde à linge pour y suspendre, comme les femmes rondes font à Naples, nos beaux habits fanés d’anciens seigneurs intermédiaires ? Devines-tu dans l’ombre ta face et ton profil, cherches-tu quelque trace de lune sur chacun de tes ongles ? Vois-tu l’œil borgne de la licorne qui guette nos pas d’enfant sur le sable des dunes, quelque part vers le lieu où tous les souvenirs se mêlent ? Qu’est-ce qu’il te reste, Don Juan, pour accrocher au corsage des femmes ? Trois fleurs de mépris et deux morsures sur leur cou de cire ? Le Temps a effacé sur nos paupières la parade nuptiale de ceux qui nous ont créés. Le vent s’engouffre aux jointures rouillées de mon armure de barbier et les soldats du Commandeur se sont déguisés en statues de marbre pour griffer la mémoire des hommes au moment de ta mort... J’ai mal partout, camarade, j’aurais dû garder la petite brune qui voulait me soigner… Tu sais, elles veulent toutes soigner. Une te blesse et l’autre te nettoie, c’est le pacte, c’est la loi. Et nous allons de leurs ventres à leurs ventres, une fois dedans, parfois dehors, dis-moi par exemple où revient cet imbécile d’Ulysse, tout ça pour se reconnaître dans les yeux morts de son chien ! Nous faisons tous le voyage retour… dès le départ.

Finissons-en ! La finitude l’ami, finissons-en ! Il est temps de s’envoler pour de bon ! Mes genoux s’entrechoquent et mon bras tremble parfois, le corps qu’on m’a donné devient un sac d’osselets ! À bas la mort qui s’avance ! Toi, tu l’as voulue comme un enfant, c’est peut-être pour ça que les hommes t’aiment tant ! Eux aussi écarquillent les yeux quand ils comprennent qu’on peut brusquement ne plus être là. Ils n’y croient pas, au fond, chacun se dit qu’il sera sauvé, parce que c’est lui, parce que sa mère est à ses côtés, et ils tendent la main vers le sein laiteux de leur mère. Combien pour résister à la peur ? Combien pour devenir, à leur tour, un dans la longue chaîne qu’ils forment tous, depuis la nuit des temps ? N’as-tu pas compris, mon Juanito, que la fin se donne en même temps que le commencement ? Toujours ? La seule façon de desserrer le piège est d’engendrer sa propre mère, devenir le père de sa mère et renverser l’ordre apparent des choses. Saint-Bernard l’a dit et, ma foi, c’est difficile à comprendre, mais que celui qui renonce finisse brûlé vif dans le buisson de ronces que le délire de Moïse alluma sur le Mont Sinaï !

Il faut devenir l’engendré de celles qui nous ont engendrés, être à soi-même son propre horizon, ne jamais revenir. Ne jamais vouloir revenir au ventre chaud d’où nos mères nous ont sortis. Il n’y a désormais plus de pères, Don Juan, qu’un troupeau de fils bêlant à la recherche de la douce mamelle. La nuit fait peur, le vent fait peur, marcher seul fait peur.

Quand tu t’es dressé devant le Commandeur, mais tu étais ridicule, tu annonçais déjà les hommes d’aujourd’hui qui contemplent les yeux vides leur propre néant. Ils sont entourés d’images pieuses, de fétiches, de gris-gris cathodiques, et se pavanent dans les rues avec leur numéro de spectateur tatoué sur le front, en permanence prêts pour la prochaine représentation. Et s’ils manquaient quelque chose ? Et si un jour il n’y avait rien à voir ? Tu leur as montré le chemin des défis imbéciles, parce que la mort n’est pas un jeu mais quelque chose comme une nécessité de la vie même. À quoi t’as servi la bravade ? À perdre, Don Juan, et personne n’a vraiment compris que tu n’étais là que pour perdre. Dommage. Tu n’as rien à dire ici pour ta défense que cette hystérie de la course et la sculpture délicate du dernier geste, et là encore, te voilà comme ces femmes hurlantes qu’on voit dans les noirs cortèges qui vont au cimetière. Il est juste que le théâtre ait permis tes premiers pas dans l’univers des hommes, puisque le jeu est ce qui te donne l’illusion d’exister. Mais les femmes que tu as séduites sont devenues depuis longtemps des ventres pour d’autres hommes et transforment ton souvenir en figure sucrée, comme on écrase une fleur entre les pages d’un livre pour mieux la garder. Au-dessus de leurs hanches, le temps a arrondi l’amphore, tes bras n’encercleront plus leur taille, elles n’ont jamais été à toi, qui prétendais laisser une empreinte de feu dans leurs yeux noirs. Regarde, regarde mieux, comme les hommes te voilà sur les chemins de la mort que tu n’as pas su vaincre. Et je prétends que là-dessus je vaux mieux que toi. Je n’ai jamais pensé que quelque chose pût finir, en tout cas pas ma course à travers les montagnes, pas les rencontres qui m’attendaient dans ces villages poussiéreux où les mouches tournent autour des cadavres de quelque mouton, pas non plus la lutte que je poursuis pour que le monde soit… ce que je veux qu’il soit.

Le bout du monde est encore loin.

Le bruit du monde

Demain.

Je rêve encore, et ce rêve m’emmène au-delà de la poussière âcre et rouge du sol où je suis né. Je me dépasse, quelque chose en moi ne restera jamais prisonnier, il y a du vent dans ma tête. J’aime le vent, Don Juan, qui joue dans les trous de ma cape en toile de jute. Mes cheveux, que je n’ai pas coupés ? Etendard. La barbe qui descend sur ma poitrine servira à tresser la corde pour me pendre. Qu’ils choisissent un pin, s’il s’en trouve, là comme un point d’exclamation, l’arbre que j’aime parce qu’il a l’élégance de laisser voir le ciel, à travers. Je protège mes mains par des gantelets déchirés aux jointures, mes jambes se fatiguent sous le métal trop lourd de cette armure, j’ai mis sur ma tête un plat de barbier trop grand, on dirait un de ces anciens chevaliers des temps de plomb, mais la paille qui sort de mon front me donne l’air d’un vieil épouvantail.

J’imagine un aigle peint sur ma poitrine, mais un aigle… aveugle ! Pourquoi ? Sans doute parce qu’il n’y a plus rien à chasser dehors, qu’à l’intérieur le foie de Prométhée. Plus personne pour prendre l’air avec mon aigle et tourner là-haut, dans les nuages vides de l’Extremadure… C’est la première fois que les rats sont en sécurité sous le ciel d’Espagne !

Quand les pierres des gaves asséchés me servent de repos, je dis à mon aigle d’attendre, d’attendre en espérant qu’un lièvre paralysé vienne se jeter dans ses serres. Ainsi disputons-nous aujourd’hui le repas à ceux qui rampent par terre.

Dommage pour l’histoire, Don Juan. Nous voilà deux épouvantails cloués au bord des routes rouges. Au croisement des vieilles croix de pierres et de bois, les paysans se signent tous les matins, et encore tous les soirs en passant devant. Nous n’aurons plus le privilège de sentir les grands corbeaux noirs se reposer sur nos épaules mélancoliques. Nous regardons marcher les hommes, par habitude, parce qu’il faut bien que leur lente procession de cloportes arrive jusqu’aux idoles qu’ils ont dressées à l’entrée de leurs villes. La guerre juste que je devais mener contre l’armée des ombres, combien de fois me l’a-t-on reprochée ? Qui a jamais compris contre qui et pourquoi je me battais ? Je n’ai jamais cru aux ailes des moulins, aux maures, aux sarrasins. Tu sais bien, le plus bel ennemi est celui qui revient, qui t’empêche de croire que tu peux vaincre, qu’enfin tu connais le lieu de ta conquête. Dis-moi, Don Juan, ne regrettes-tu pas d’avoir pensé que le monde était à toi, alors qu’on te l’a à peine prêté ? Jamais nom ne fut plus mal porté, camarade, le don, as-tu jamais su ce que c’était ?

Que deviennent ces trois syllabes dont tu étais si fier ? Comme un petit virus, je crois, un danger pour leur carte humanitaire, un risque d’épidémie s’il s’en trouvait quelques-uns, comme toi, pour désirer tout ce qui n’est pas permis, et la femme et la mère de ton voisin, et ne jamais mourir et ne jurer de rien. Même si c’est le dernier de tes titres de gloire, que tu leur fasses encore peur, un peu, me ravit. On n’a pas si souvent l’occasion de sourire, ici.

Et cette femme soumise, que tu avais épousée, te poursuit-elle encore en pleurant, priant Dieu que tu lui reviennes, qu’elle ait au moins un vrai mari ?.. Je crois que non, mon pauvre ami. Elvire a compris depuis longtemps : elle court devant, et c’est toi qui maintenant gémis qu’elle veuille bien t’attendre. Permets-moi de te dire, Don Juan : ou tu semais pour de bon Elvire, ou tu restais dans la couche qu’elle t’avait préparée. Il n’est jamais bon d’être longtemps le point de mire.

Et encore, finiras-tu par payer ton valet ? Tu l’as laissé la main tendue, tu croyais qu’il te faisait signe, mais lui voulait son dû, le salaire que tu lui avais promis. Fallait-il que tu achètes un témoin ? Noblesse oblige, tu comptais sans doute qu’il se contente des miettes de ta particule, de ta considération domestique ? Désolé, mon bon, pendant que tu faisais festin de pierre, il a fini les fromages, l’ail et le jambon, il boit encore le vin de messe de ta triste liturgie. Ce n’est pas en dette que l’on garde ses amis. Et de toutes les provinces que je m’étais juré de conquérir, Sancho a eu sa part, moitié-moitié d’un empire à venir. C’est mieux… Je n’ai jamais gardé une seule figue pour moi. « …Au contraire, si quelque chose en reste, après qu’on lui aura payé ce que je lui dois, qui est peu de chose, qu’elle soit sienne, et bon bénéfice lui fasse ». À dire vrai, je regrette : j’aurais pu, aussi, partager Dulcinée. Mais, tu sais comme sont les hommes, il avait une femme et sans doute en avait-il assez.



Un temps



Je voudrais que l’aube approche. Viendra-t-elle jamais, pour nous ?

J’ai les pieds sales et je marche avec toi sur la route qui nous emporte vers le néant. Tu sais que relire m’ennuie ? Tant mieux ! Je n’aime pas cette impression d’instruire ton procès. J’ai dit ce que j’avais à te dire, mais je ne suis plus tout à fait aussi sûr de mon fait : il se peut que j’efface mes phrases, que je m’apitoie… Veux-tu savoir pourquoi ? Si c’est toi que je vise, camarade, la blessure est pour nous deux. Au dîner que donnent tous les diables, Juanito, chacun est invité !

Je ne tarderai pas à te rejoindre dans l’ombre s’il ne se lève pas, quelque part dans le monde, un homme fou pour les autres hommes. Un seul visage de fièvre, et j’existe encore ! Un combat inutile, une lutte à cent contre cent mille, le sourire d’un ange, et je serai là. Dire, nous à côté de cette femme qui crie, de cet enfant à qui l’on a ouvert les entrailles, de ceux qui traversent tous les déserts. Ah, voir le soleil de profil ! Déchirer nos images, sculpter dedans nos yeux la peur que nous avons des marécages, abolir ce vieux monde, imparfait du subjectif ! Être à hauteur d’homme, vivre accordé ! Mais aussi tuer ce qui nous tue, affronter les dompteurs d’espérance, dénoncer les vipères comptables, les murènes cyniques, les équarrisseurs de phrases, les évaluateurs d’existence ! Résister aux éventreurs de rêves, à la meute qui se venge de nos promenades solitaires ! Qu’il se lève un insaisissable ! Puis un autre, et une autre encore ! Que viennent un magicien secret, une louve têtue, des hommes et des femmes debout ! Combien d’entre nous qui avançons, et en se croyant seuls, sans savoir que d’autres construisent la même planète éphémère ! Je ne tiens qu’au fil de ces souffles-là, Don Juan. Celui qui renonce, c’est toi. Mais l’ombre gagne. Si plus personne ne dit non, c’en est fini de moi.

Tu vois, je suis souvent entre deux feux : je veux celui qui embrase le monde et je crains, en même temps, ce qui me réduira en cendres. Parfois, la nuit, il m’arrive de croire que je me suis trompé. Les hommes se sont piétinés, humiliés, la terre est rouge des cadavres qu’ils ont oubliés, tant de guerres aveugles, tant de meurtres le long de leurs frontières ! Ils ont massacré des enfants en tendant leur peau pour fabriquer des abat-jour, forcé le ventre des femmes en le bourrant de paille avant d’y mettre le feu, coulé des corps vivants dans les piles d’un pont, et je devrais toujours me battre ? Depuis le temps que je parcours le monde, j’ai mal aux hommes. Je les vois qui dansent à la mort autant que toi, qui hurlent leurs imprécations blafardes contre le ciel au lieu d’aimer la terre qu’ils ont sous leurs pieds. C’est encore le temps des dévots hypocrites, des prières, des gardiens de l’ordre d’en haut, des vies que l’on achète, des mains attachées au fusil pour protéger de pitoyables trésors. Et je devrais encore lutter ? Je suis fatigué, Juanito, d’être celui qui ne rentre jamais chez lui. Que d’autres viennent et nous remplacent, puisque nous ne sommes plus rien pour ceux de maintenant. Qu’importe, j’aurais fait ce qu’il y avait à faire, qui peut en dire autant ?

Parfois, la nuit…



Un long temps



Mais non, quelque chose pousse encore vers l’avant. Folie que de vouloir changer le monde, posent les doctes raisonnants, les taverniers à l’auberge de la Sainte Résignation, les scrupuleux épiciers de la « nature humaine , comme ils disent… Mais quelque chose toujours appelle, et je suis de ceux qui veulent entendre. L’œil écoute, et l’oreille voit, sais-tu la couleur des voyelles et l’odeur d’une voix ? La folie, camarade, c’est de ne croire que ce qui est là, de se satisfaire de ce qu’on nous a dit de faire : marcher droit, penser droit, mourir la tête la première ! Suivre la ligne, défendre sa ligne, ne pas écrire entre les lignes ! NE PAS FAIRE SIGNE ! Fou celui qui s’arrête, qui réfléchit, qui cherche derrière le voile, qui fait le pas de trop, qui s’envole vers l’infini ! Fous ceux qui aident, qui partagent, qui aiment autre chose qu’eux-mêmes ! Ne trouves-tu pas que je suis bien meilleur chrétien que toi ? Si j’ai horreur du blasphème, ce n’est pas pour éviter de faire de la peine au ciel, c’est qu’il est une arme de nain. Il ne suffit pas de jurer pour exister, il faut savoir ne pas remettre aux paradis des lendemains qui chantent le travail que nous avons à faire chaque jour. C’est le secret des enfants, le seul qui vaille, vivre maintenant.

À propos, comment va madame ta mère, mon beau gladiateur ? A-t-elle toujours ce sourire de madone impossible, cette douceur quand elle reçoit les mères gémissantes de celles que tu as séduites ? Feint-elle encore la colère en te voyant ? Sait-elle que tu as pris un matin le peigne de nacre qui retenait ses cheveux pour rembourser une dette de jeu ? Pour moi, je l’imagine fière, plutôt, guettant après ton bain, à la dérobée, le premier jour où ton sexe s’est dressé… La servante a reculé, laissant tomber la serviette chaude, mais elle n’a pas bougé, comme si rien ne se passait. Elle s’est approchée, main dans tes cheveux, souffle dans ton cou, dernier baiser sur le front : baptême, bénédiction… Tu pouvais partir maintenant, elle ne t’en voudrait pas. Si ce que j’invente de ta mère est vrai, Juanito, mais le saurais-je jamais, tu as eu de la chance. Personne n’a jamais écrit la mienne.

Aujourd’hui que le monde est aux femmes, peu d’hommes s’en vont, peu de garçons s’éloignent des nids de coton dans lesquels on les a bercés, les temps sont à la prudence, à l’amabilité. Il ne faut pas se battre, il ne convient pas de disputer, l’idéal est à la raison, à la douce lenteur, aux paisibles plaisirs de la proximité. Maudits soient ceux qui prétendent, ceux qui se séparent, ceux qui veulent aller vite, qui quittent la communauté ! La guerre qu’on leur fait, sans la dire, étouffe lentement ceux qui regardent ailleurs, à rebours du flot des processions familiales. Le monde s’arrête à l’arrière-cour, même si la planète est transparente, simultanée. On trouve tout sur les étals du Marché, alors pourquoi courir au loin ? Et c’est ainsi que les jeunes garçons ne sont plus des héros pour leur mère. Il n’y a que des hommes de chiffons, bien rangés sur les étagères des maisons, qui attendent celle qui viendra, toute une vie, continuer à les protéger. Ils s’assurent, se sécurisent, ne veulent pas qu’on les abandonne, ne prennent plus de risques, ils ont peur du danger, sauf au Spectacle, bien entendu. Dans leurs arènes, aux bords des scènes surchauffées, sur des gradins de pierre, des foules ahuries regardent, sur la piste, le simulacre des combats qu’elles ne sont plus capables de mener.

Je ne veux pas un monde de flammes, Don Juan, je ne dis pas que le plaisir soit de détruire, je ne suis pas meilleur qu’un autre en humanité, je sais seulement qu’il n’est pas encore venu le temps d’arrêter de rêver. Sur quel enfer faudrait-il fermer les yeux ? Tu n’as répondu que pour toi-même, satisfait d’avoir osé, repu de conquêtes, heureux de te savoir intelligent, inconscient d’être bien né. Je préfère ceux qui s’inventent une chevalerie. J’ai quelquefois du mal à les rencontrer, voilà tout, mais savoir qu’ils sont là est l’unique raison qui me fait rester parmi les hommes. Tu n’as pas eu de fils, sans doute aucun ami, dommage pour toi, mais à Don Quichotte, j’y tiens, l’espoir est encore permis.

Bientôt le moment de nous quitter, mon camarade. Je t’aperçois de plus en plus mal. Pourtant, en t’écrivant, j’ai cru un moment que tu pouvais, en quelque sorte, renaître, redevenir une histoire flamboyante, un désir secret… Mais ces derniers jours sont décidément impitoyables : il se peut que je creuse simplement la tombe que tu n’as jamais eue, et qu’après moi, on ne jettera plus une pelle de terre sur ton nom. J’aurais fait le dernier éloge funèbre, encore une entreprise que l’on me reprochera.

Je ne t’en veux pas, nous sommes faits presque, mais ce presque est tout, de la même façon. Quelques-uns ont d’abord pris la plume, écrit notre histoire, chanté le refrain de nos exploits d’encre et de papier. D’autres, pour toi, ont continué, avant que s’assèche le courant et que ton univers ressemble à la caillasse aride que l’on m’a destinée. Au fond, il était temps. Ces dernières années, on a fait de toi une marionnette, un obsédé, un jouisseur pervers, que sais-je encore, un vrai dévot et un faux progressiste, et pire, un menteur, un traître à la cause de la Grande Confiance Mutuelle… Holà, comme ils y vont ! Que d’épithètes !..



Un temps



Les siècles m’ont à peine épargné. Ils m’ont mis quelque part entre chimère et imbécillité, quelques fois, on m’interne, mais la plupart du temps, on se moque de mon inguérissable inutilité. Ce qui me fait peur, Juanito, c’est qu’ils réservent demain le même sort à tous ceux qui écrivent, qui peignent, qui inventent des couleurs jamais vues, des notes jamais encore entendues. Là sont les derniers moulins qui nous restent, et à tout enclore, à tout contrôler, si plus personne ne nous lit, finie la comédie !

Je vais m’asseoir sous un arbre, Don Juan, et, si un jour tu passes par là, sois le bienvenu ! À repartir, on sera peut-être quelques-uns, rien n’est perdu.

Rien n’est perdu.

Vale.


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