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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
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Contre qui, contre quoi lutter ?


Journaliste, ancienne députée européenne apparentée PCF, tête de la liste « 100% à gauche » à Toulouse lors des dernières municipales, Aline Pailler est une femme en lutte. Son expérience et son combat d’élue, sa fidélité à ses convictions, les questions qu’elle pose sans cesse – tout en s’efforçant d’y répondre quotidiennement par son engagement militant – son parcours politique, et, surtout, sa liberté de ton et de parole nous ont paru de précieuses qualités au moment où de nombreux citoyens, militants ou pas, se posent, comme le Passant dans ce numéro, la question centrale : Que faire ?

On ne trouvera pas ci-dessous de bréviaire révolutionnaire « clés de l’avenir en main », mais de stimulantes réflexions et propositions qui aideront sans aucun doute à élaborer les alternatives politiques qui font si cruellement défaut.



Le Passant : On parle beaucoup de mondialisation, de lutte anti-mondialisation, à laquelle il conviendrait d’ajouter l’adjectif « capitaliste », et l’on constate de plus en plus que les cadres nationaux ne sont pas toujours pertinents, que la lutte doit aussi se mener au plan international. Compte tenu de votre expérience de députée européenne, comment envisagez-vous cette problématique de lutte et de réflexion mêlées, dans la mesure où les peuples sont tenus à l’écart de la construction européenne, et, d’une façon générale, de l’ensemble des institutions internationales ?

Aline Pailler : D’abord, ce qui m’a choquée, c’est la pratique systématique du double langage par les pro-européens les plus convaincus, à savoir les socialistes, les verts et la droite, adeptes entre eux du consensus permanent avant même que ne soient menées les réflexions et les batailles et qui se retrouvent de la sorte unis sur toutes les grandes orientations prises contre les peuples et les droits sociaux.

Ce double langage consiste, chez les socialistes, à mettre sur le dos de la Commission européenne, des fameux eurocrates de Bruxelles, tout ce qui peut nous arriver de pire en matière de régressions sociales et de reculs des droits de l’homme. Or, il faut bien savoir que la Commission initie et propose le plus souvent à la demande du Con-seil des ministres européens. Les mesures qu’elle préconise sont d’abord le fruit d’instructions précises qu’elle reçoit, finalement, de l’émanation directe des gouvernements nationaux qui, en dernier ressort, prennent les décisions et les mettent en application. Cette attitude systématique du double langage, qui confine au mensonge, est dangereuse pour la démocratie parce qu’elle empêche ou gêne le combat : comment lutter quand on ne sait plus contre qui on lutte ? Or, les premiers responsables sont les gouvernements, issus d’élections, partout en Europe. Ils ne font que se dédouaner sur la Commission quand ça va mal et devient ainsi le tir des critiques.

A titre d’illustration, je ne donnerai qu’un exemple : le travail de nuit des femmes. La directive ne concernait pas le travail de nuit mais visait à supprimer la discrimination, positive ou négative, entre hommes et femmes. Elle affirmait que la loi devait être la même pour toutes et tous. Qu’est-ce qui nous empêchait, en France, d’être conformes à la directive en interdisant le travail de nuit pour tous, quitte à ne le maintenir qu’à titre d’exception en l’encadrant de mesures sociales (primes, abaissement de l’âge de la retraite, etc.) ? Il est donc faux de dire que l’Europe a autorisé le travail de nuit des femmes ; c’est bel et bien le gouvernement de gauche plurielle qui a choisi cette voie.

On voit bien que cette manipulation permanente est dangereuse car elle fabrique du fatalisme (on ne peut rien faire, c’est plus fort que nous) et du nationalisme, du repli sur soi. On démobilise parce que les gens ne savent plus contre qui ou quoi se battre. Du coup, qui est anti-européen ? Ceux qui pratiquent de la sorte et font ainsi détester sans discernement le mot même d’Europe ou moi, par exemple, qui milite en faveur d’une Europe pour et par les peuples ?

Pour ce qui est des luttes, on voit bien ici que le cadre national reste pertinent pour les révoltes, les protestations, les propositions, mais on ne peut pas perdre de vue que de plus en plus de compétences échappent aux Etats pour devenir, au moins, européennes, mais que les Etats s’en défont volontairement, méthodiquement.

Par exemple, le traité d’Amsterdam prévoit qu’à partir de 2005 la politique d’immigration relèvera de la compétence de l’Europe. Mais ce traité, comme les autres, par qui a-t-il été préparé, négocié, rédigé, sinon par nos gouvernements ? Comment pourront-ils dire ensuite « c’est pas nous, c’est l’Europe » alors qu’ils auront patiemment construit, par leur politique actuelle, cette Europe-là ? Contre qui lutter alors si ce n’est contre ces responsables politiques que le vote des Français a portés au pouvoir ?

Il est inutile de préciser que mon but n’est pas de protéger la Commission européenne. Les commissaires ne sont d’ailleurs pas intouchables, j’en veux pour preuve l’affaire Edith Cresson, qui a amené le Parlement européen à dissoudre la Commission et à renvoyer les commissaires. C’est dans ses attributions, encore faut-il qu’elles soient mises en œuvre. Pour cela, il faut que les peuples d’Europe sachent qu’il existe un certain nombre d’outils démocratiques – ô combien perfectibles – qui ne sont pas utilisés, qu’ils ne connaissent donc pas, puisqu’on se garde bien de les leur faire connaître, tous partis confondus.

Pour finir sur ce sujet, on se gausse en France du manque de démocratie des institutions européennes, mais qu’en est-il ici ? Quelle démocratie est en place ? Quels sont les pouvoirs du Parlement ? Sur les questions budgétaires, par exemple, ses attributions sont plus faibles que celles du Parlement de Strasbourg. Il y a bien une crise de la démocratie dans toutes les institutions politiques, et j’ai peur que la lutte anti-mondialisation, telle qu’elle se pratique en ce moment, ne con-tribue à effacer encore plus les responsabilités nationales ou européennes. Il faut mener cette lutte contre la mondialisation capitaliste mais ne jamais oublier la lutte concrète, ciblée, dans le cadre de chaque pays et de l’Eu-rope. Sans quoi, on se noierait dans un combat inefficace parce qu’il négligerait de s’appuyer sur les leviers nationaux et européens.



La lutte anti-mondialisation deviendrait à vos yeux trop symbolique ?

À certains égards, oui. D’ailleurs, les tenants de la mondialisation, parmi lesquels nos gouvernements, qui ont mis, ou laissé se mettre en place le pouvoir mondial capitaliste ne s’y trompent pas puisqu’ils n’hésitent pas à se rendre aux contre-sommets ! Voir un Chevènement à Porto Alegre c’est scandaleux, c’est une véritable provocation ! On devrait le virer, ce nationaliste qui, lorsqu’il était ministre, a promulgué la loi RESEDA sur l’immigration, qui a réprimé avec violence les mouvements des sans-emploi, des sans-papiers, de tous les sans...

Donc, attention à une lutte trop généraliste, trop symbolique qui ne fixe comme objectif que la régulation du marché capitaliste, facilement récupérable par ses adversaires, qui ne se fonderait pas assez sur les luttes quotidiennes des gens dans chaque pays.



On a parfois l’impression que ces grandes manifestations contre les sommets du G8 ou l’OMC, pour utiles et massives qu’elles soient, ont tendance à se substituer à des mouvements sociaux qui ont du mal à démarrer, ou à se coordonner, dans nombre de pays.

Oui, car où voit-on ces foules quand il s’agit de manifester en faveur des sans-papiers, sur l’emploi, ou contre le PARE, qui est passé quasiment comme une lettre à la poste alors qu’il aurait dû entraîner une levée de boucliers ? Des acquis sociaux essentiels sont pulvérisés et on n’a pas eu le début d’une mobilisation d’ampleur. N’oublions pas que les réunions du G8, par exemple, ne sont que des vitrines des mesures prises par chaque gouvernement ; on compare, on se concerte, on se réjouit d’aller tous dans le même sens, mais les décisions le plus souvent sont déjà prises ou en cours d’élaboration.



Comment expliquez-vous que ce lien entre les luttes nationales et internationales ne se fasse pas, ou peu ? Tiédeur ? Incompréhension des appareils politiques et syndicaux ?

Au moins de la tiédeur, pour ne pas parler de complicité objective, comme on dit, du PCF, par exemple, qui n’a pas d’autre perspective, aujourd’hui, que sa participation au gouvernement de Lionel Jospin et sa soumission à l’hégémonie social-démocrate. C’est tragique de le voir privé ainsi de perspective, parce qu’il ne réfléchit plus depuis des années à une alternative crédible, et par là à son autonomie. Dans les manifestations auxquelles il participe massivement – celles qu’il a organisées, en fait –, il s’en prend exclusivement au patronat sans oser attaquer le gouvernement, incapable d’en infléchir la politique, contrairement à ce qu’il affirme, ou alors tellement sur les marges que ça ne vaut pas la peine d’y perdre son âme et son organisation.

Au plan syndical, Bernard Thibault s’oppose au PARE pendant les discussions avec le MEDEF puis en signe la convention de gestion, ce qui, en vertu de l’article 4, vaut acceptation du plan. Pendant ce temps-là, quelques syndicats CGT (chômeurs, spectacle) dénoncent le PARE devant les tribunaux, et protestent contre la signature du secrétaire confédéral. Mais on est complètement isolé : j’ai écrit une lettre ouverte à B. Thibault, mais elle n’a été publiée nulle part. On est bien face à un affaiblissement des capacités de révolte et de mobilisation.

Comment, dès lors, entraîner des gens à se syndiquer, avec tous les risques que cela comporte (on est dans une phase aiguë de criminalisation de l’action syndicale) si c’est pour des discours ou des batailles aussi tièdes ? On parle – et c’est réel – de crise du syndicalisme. Mais cette crise, d’où vient-elle ? Elle ne nous est pas tombée dessus sans coup férir, elle n’est pas une évolution « naturelle », spontanée, du rapport de forces ! Certes, elle se produit dans un contexte difficile, peu favorable à la lutte, mais il faut aussi examiner les responsabilités de ce reflux dans les appareils syndicaux et politiques. Ce n’est pas toujours la faute des autres ou à pas de chance.



Vous posez-là la question des contenus politiques. Votre parcours personnel vous conduit d’un compagnonnage actif auprès du PCF, dont votre mandat de députée européenne a été l’aboutissement, à un rapprochement avec la LCR, puisque vous avez conduit à Toulouse la liste « 100% à gauche » lors des dernières municipales. Entre l’un et l’autre, de l’un à l’autre, comment vous situez-vous ? Leurs militants partagent bien des combats communs, des valeurs communes. Or, aux présidentielles, on va se retrouver avec plusieurs candidats « de la gauche de gauche », pour parler vite, et on va tout droit vers un éparpillement des énergies et des voix. Comment faire vivre aujourd’hui la radicalité politique ?

D’abord, je voudrais distinguer les militants de leurs partis même s’ils sont aussi responsables de la ligne de leur organisation. Ils sont souvent déçus ou désemparés devant la politique menée par la gauche plurielle, comme en témoigne la présence sur la liste « 100% à gauche » de communistes en rupture ou encore membres du PCF, mais aussi de socialistes.

Ensuite, sur le mot radicalité : je trouve le mot « radical » très beau parce qu’il renvoie à la racine, et je pense qu’on ne peut pas mobiliser les gens si ce n’est pas sur des questions importantes, graves, qui prennent les choses à la racine. On ne peut plus se contenter de discours de façade, creux. Les gens veulent qu’on donne du souffle, des perspectives, et ne se satisfont plus d’un aménagement du quotidien. Quand on s’étonne de la baisse du « moral des ménages », c’est moi qui m’étonne. Car enfin les gens ne sont pas stupides : ils voient bien que les perspectives qu’on leur propose ne sont pas celles d’un progrès pour le plus grand nombre mais aboutissent à l’amélioration du sort d’une minorité. On a fait mine de se réjouir du « retour de l’emploi ». Mais de quels emplois s’agit-il ? CES, CDD, emplois-jeunes, intérim, bref, toutes les formes de précarité qu’on connaît, mais aggravées, avec des salaires misérables et sans garanties statutaires. Ce constat, la population le fait chaque jour.

Pour moi, un parti qui ne remet pas en cause radicalement, à la racine donc, ce choix de société, n’est plus en mesure de faire sortir les gens de l’individualisme dans lequel ils se réfugient. Il faut un élan.

Pour ma part, je n’ai pas changé. Quand je suis partie avec le PCF, je croyais encore qu’il voulait et pouvait faire entendre une autre voix (je crois qu’il en a encore la capacité, mais qu’il ne le veut plus), ouvrir des perspectives, édifier, par sa stratégie d’ouverture, un grand parti vraiment à gauche. Je me suis trompée. Et je ne me suis pas radicalisée, je pense toujours les mêmes choses, et je me lie avec des gens qui me semblent être sur ces bases-là.

De plus, cette liste toulousaine « 100% à gauche » s’est faite dans un esprit d’ouverture, avec des gens venant du mouvement social, ATTAC, MRAP, etc. Je me suis sentie à l’aise dans cette démarche. On ne m’a pas demandé d’adhérer ce qui marque un changement.

Là où je me pose des questions, c’est sur les présidentielles ; il me semble qu’on aurait pu – mais sans doute est-il trop tôt – continuer ce qui avait été initié lors des municipales : montrer qu’on pouvait penser l’émergence d’un grand parti de gauche et agir pour ça. Hélas, ce n’est pas la voie qu’a choisie la LCR, qui s’est d’abord accrochée à l’union avec Lutte Ouvrière et qui, devant le refus, a choisi de présenter son propre candidat. Certes, il est jeune, il appartient à la nouvelle génération, mais cela nous ramène à un politique de parti qui ne cherche pas à fédérer au-delà.

Et puis, nos institutions républicaines semblent un peu au bout du rouleau, mais les Français ne s’en aperçoivent pas encore. Je trouve qu’on a mieux à faire qu’à s’épuiser dans une campagne présidentielle qui, au mieux, servira de tribune à quelques idées intéressantes, à condition qu’elles parviennent à franchir le mur de médias complètement noyautés, aseptisés, où dominent très largement les centristes, voire les journalistes de droite ou d’extrême droite, pratiquement, comme Bilalian, sur France 2, qui va remplacer Claude Sérillon, jugé trop incontrôlable, malgré ses sympathies socialistes. C’est dire où on en est ! Certes, on laisse encore ouvertes quelques rares fenêtres, par exemple à Radio-France, mais ce sont plutôt de confortables alibis.

D’ailleurs, cette campagne semble déjà balisée, bétonnée : on ne parle que de trois candidats, Chirac, Jospin et Laguiller. Les autres auront quelques miettes, quelques minutes. Du coup, on aura beaucoup de mal à faire passer nos idées, ce sera épuisant et ruineux.



A vous écouter, on a l’impression d’un certain pessimisme : des alternatives qui peinent à commencer de se construire, un PCF qui manque à tous ses devoirs, une LCR qui pratique une radicalité un peu fermée, des médias quadrillés. Que faire ? On parlait tout à l’heure de fatalisme : comment, alors, s’empêcher de baisser les bras ?

Mon constat est plus réaliste, lucide, que pessimiste. Il est le produit d’une analyse, et non de je ne sais quel découragement, même s’il est négatif. Je constate simplement que, dans le combat opposant le capitalisme et ses tenants aux idées de progrès et de justice, pour aller vite, ce sont les premiers qui mènent aux points, assez largement. À telle enseigne que les socialistes se sont laissés gangrener par les valeurs et l’idéologie des intérêts financiers pour devenir de parfaits sociaux-démocrates sans états d’âmes. Ces renoncements ne se sont pas faits, là non plus, par quelque glissement naturel ou fatal : ils sont le résultat de cursus universitaires, de clubs de réflexion, les think tanks analysés par Keith Dixon1. Rien que de très conscient et volontaire là-dedans.

J’ajouterai qu’à la limite, plus je fais une analyse réaliste/négative, plus je me donne l’énergie pour trouver les idées, les institutions, les lieux pour me battre. Ce peut être Copernic, ou des revues, comme vous, le Passant, ou Vacarmes, ce sont des gens proches de la LCR, ou ATTAC, ou d’autres. Il faut voir ce qui, dans cet ensemble disparate, éclaté, fait sens, et essayer d’élaborer des perspectives.



Le problème, c’est l’éparpillement de ces réseaux, qui s’accordent assez facilement sur les constats, mais se divisent sur les propositions alternatives.

Ils se divisent parce qu’on n’a pas encore atteint un niveau de mobilisation assez élevé. Il n’y a pas, en quelque sorte, de « masse critique » capable de faire taire les logiques d’appareils. On n’est pas assez nombreux, on s’épuise souvent à travailler dans plusieurs associations. Mais bon, pour l’instant, je préfère m’épuiser à ça que dans une campagne présidentielle.

Je crois qu’il faut repartir à la base, auprès des gens, dans les cages d’escaliers, les cours d’immeubles, les entreprises, etc. Je l’ai expérimenté dans les campagnes électorales européenne et municipale, c’est possible et efficace. Ce travail de terrain n’interdit pas, évidemment, de forger des idées, de trouver de nouvelles voies ; c’est même de cela qu’elle pourront sans doute émerger.



Vous avez tout à l’heure fait allusion à une question qui vous tient à cœur, et dont l’Europe va s’emparer dans les années qui viennent, c’est l’immigration. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

D’abord, il y a une notion, présente depuis 92 avec une déclaration du Conseil, qui est la « préférence communautaire en matière d’emploi », mise en vigueur par des gouvernements socialistes pour la plupart, établissant un lien direct entre chômage et immigration. On est là sur le terrain idéologique de l’extrême-droite. Or, même l’OCDE, qui n’est pas précisément révolutionnaire, a toujours dit qu’il n’existait pas de corrélation directe entre le taux de chômage et l’importance de l’immigration. On aurait pu s’attendre de la part de gouvernements « de gauche » à une approche disons plus humaniste de cette question. Il n’en est rien, au contraire, on reprend les mensonges et les présupposés racistes et xénophobes du Front National. Rappelons-nous les charters qu’Edith Cresson se proposait d’affréter : cela résume, par la caricature, la façon dont les dirigeants européens envisagent le sujet.

De plus, se préparent en ce moment des mesures pour l’accueil des immigrés selon des quotas. Quotas nationaux, mais surtout quotas établis en fonction des critères professionnels, en fonction de la demande des différents secteurs d’activité. On fera venir des informaticiens d’Asie, par exemple, pour combler dans cette branche les déficits en main-d’œuvre qualifiée. Ce qui se passe en ce moment pour les infirmières se produira massivement dans d’autres secteurs professionnels. Et peu importe qu’on pille ainsi les pays de départ de leur « matière grise ». On prétend que des mesures d’assistance et de coopération spécifiques seront appliquées, mais on sait bien que ce genre d’engagements à l’égard des pays du Sud ne sont jamais tenus.

De sorte qu’une nouvelle forme de racisme apparaîtra, déjà induite par ces décisions de nos gouvernements : il y aura le « bon » immigré, déclaré utile à l’économie, qu’on intégrera éventuellement, et le « mauvais », fuyant comme toujours la misère et les persécutions, condamné à l’opprobre et à la clandestinité, expulsable à tout moment.

On en revient aux plus terribles traditions de l’esclavagisme, du temps où l’on allait chercher des Africains pour la prospérité des puissances coloniales. C’est une régression aux stades les plus brutaux et primitifs du capitalisme.

D’ailleurs, à titre d’illustration, nous préparons au Conseil économique et social un rapport sur ce problème, et nous auditionnons des conseillers et des chefs de cabinets de ministres, dont ceux d’Elisabeth Guigou. Ils sont tout à fait sereins là-dessus : où est le problème ? Tout cela est normal, et sain ! Et si on leur oppose quelques arguments, ils ne savent plus quoi répondre...

Si ces questions me tiennent à cœur, c’est parce que les chômeurs, les sans-papiers, les sans-logis, de même que les détenus, bref, tous ceux qui sont exclus du champ social, interrogent le plus profondément, le plus crûment, les choix capitalistes qui sont faits. Raison pour laquelle on tente de criminaliser de plus en plus l’action en leur faveur, encore plus violemment que l’action syndicale, ce qui n’est pas peu dire.

Tout est fait pour que ces questions sans détours, cette souffrance brute, portées par ces gens, ne puissent s’exprimer, parce qu’on craint qu’elle provoque des mobilisations trop fortes et trop radicales. Comme à Marseille, où le mouvement des chômeurs, avec Charles Hoareau, a fait la jonction avec tous les autres mouvements de « sans ». Ils manifestent ensemble, se battent sur les mêmes objectifs. Evidemment, c’est très dangereux, y compris pour les petites stratégies des partis de gauche et des syndicats.

Vraiment, pour conclure sur une note combative, donc optimiste, je crois vraiment que c’est dans ce type de luttes que se trouve le nerf du mouvement social afin que surgissent certaines réponses alternatives. Elles ont toutes les raisons de converger, entre elles, et avec d’autres secteurs. Contrairement à ce qu’on laisse croire, leurs intérêts sont communs, et leurs combats portent le fer au cœur de la citadelle capitaliste.


Propos recueillis par Hervé Le Corre

* Journaliste. A publié : La marmite, éditions Jean-Claude Lattès, et, tout récemment, Femmes en marche, éditions Le temps des cerises.

(1) Keith Dixon : Les évangélistes du marché, Ed. Raisons d’agir. (ndlr).

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