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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
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Magenta


L’astre solaire, placé derrière le masque magenta de l’horizon, fouille pour la dernière fois la flaccidité des nuages... (Bravo ! Te « flache » pas trop , ma grosse mémère !) ... Alentour, la forêt perd ses couleurs. Bruissant de soudaines bourrasques (brusques ? Pour l’allitération ?), elle se fait sombre silhouette, devient inquiétante. Les cimes noires des arbres chahutent contre la clarté déclinante. Juste au-dessus de moi, le ciel bleu Nattier fonce vers un bleu Klein picoté d’étincelles. (Pas mal du tout, ma vieille... J’aurais pu tout aussi bien penser à Chardin, ou à Boudin... voire à Turner...) De brusques courants d’air sillonnent le plateau devant la porte. L’herbe drue et grisée s’incline, habituée à leurs mutines glissades. Les petits vifs pincent mes joues jusqu’à la rougeur... (Mignon tout plein !) Sur l’autre versant de la montagne, les premières lumières domestiques s’allument une à une. La nuit tombe ; déjà. Elle sera froide ; peu humide. Le couvercle du monde se referme...

Pas mal, là encore !. J’ai quand même conservé le sens du descriptif. Un peu ronflant, je le concède... Pas ma faute : j’ai toujours eu de trop bonnes notes en rédaction... Même quand on oublie tout de tout, ça reste... C’est marrant de voir comme j’garde encore plein de références colorées : j’ai vraiment du « blues » plein la tête... Des bleus... C’est vrai que j’en ai fait – et pris – des « coups » : un vrai petit boxeur ! Quand tu pratiques à Drouot dans l’expertise de pièces contemporaines, tu n’fais qu’ça. Je n’ai fait qu’çaaa ! Comme dans un jeu vidéo. Je marquais des points. j’avais l’œil, disait-on. Perspicaaace ! Astucieuse... Un vrai flair ! « Parisienne, tête de chienne ! ». Je vais m’faire réchauffer le civet de lapin avant de m’installer devant la télé. Histoire de finir de m’abrutir. J’ai acheté la bête hier matin au marché de Luz. A un homme... ou à une femme… je ne me souviens déjà plus. C’était bien hier matin ; j’en suis à peu près sûre... A peu près...

Je ne me souviens de presque rien, en fait. Ni des œuvres, ni des « artissses » ; de presque rien... Comme si cela n’avait pas compté.... Pourtant, ça a compté : ne serait-ce que pour l’argent. Envoyez la monnaie ! Plein de grisbi ! Je nous revois avec Paul, mon ex, dans notre appartement... Rue de Vaugirard... Monsieur le commissaire priseur... Qu’est-ce qu’on foutait du fric ? Ça aussi ça m’échappe. On dirait que tous mes souvenirs prennent la porte... Un à un. Salut, Marie-France ! On te retrouvera dans une autre dimension ! La quatrième ? Paul est parti aussi : un beau jour (quand ?) ; avec une jeunette sans cervelle... Ah ! Ah ! Il me reste quand même la maisonnette à Belle-île et cette grange en Bigorre... Il me les a laissées, le généreux...

Il faut qu’j’lance le groupe électrogène avant de m’avachir.

J’ai beau, j’ai beau... Rien ! Aucun nom d’artiste ! Pourtant, j’ai fréquenté les plus grands : de la modernité à la postmodernité. Si ! Si ! Ça me revient maintenant : les assiettes... Sur la toile... Schnabel ! Ne confondrais-je point avec... Spoerri ? Va savoir, Andy... L’adorable Barcelo que j’appelais « mon petit Poussin ! »... Raymond, mon gros décolleur... Et l’autre allumée de l’écorchage ? Comment déjà ? Gina P... Ane... Enfin... Et Manzoni et sa merde en boite ? « Et maintenant que vais-je faire... De tout ce temps que... » « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire... » « A quoiqu’a fait ? A fait rin... » Et lalala, lonlère ! Que des bribes, des morceaux...

Pour la première rengaine : Bécaud, c’est sûr ! Ma sœur aînée la chantait en faisant sa toilette intime ! Après, ça s’gâte... Brigitte Bardot ou Anna Karina ? Et puis : Desnos ? Non ! non ! Queneau ? Alzheimer ? J’ai le cerveau comme le ciel : traversé de lumières, de jours... Une vraie passoire...

Je n’ai plus revu mon fils après ma dernière hospitalisation ; suite à une petite attaque... Bénigne. La bouche un peu de travers, le débit un peu incertain... Et puis, ce jeune con n’a plus voulu me voir... Il ne se fait pas à l’idée d’une mère alcoolique... Je ne vais pas chercher d’excuses : mais c’est quand même un peu pour lui, pour tenir le coup, et puis, ensuite, pour tout lâcher, que je me suis mise à picoler du Martini avec de moins en moins d’olives. Qu’est-ce que j’pouvais faire ? Il a une moralité si étroite qu’elle passerait, sans se salir les coudes, dans le chas d’une aiguille...

Pauvre chevalier errant du troisième millénaire... Sa Dulcinée est anorexique et lui s’fait de gros soucis... Les moulins tournent à l’envers!

A la télé ; à l’instant : « la mère de Toto a trois enfants : Pim, Pam et ? » Le candidat répond : « Poum ! » Le chercheur du CNRS se fait traiter d’idiot par la présentatrice... Les autres candidats le virent ! Je vois là comme une parabole... Mais c’est trop tard pour comprendre. De toute façon, je m’en contrefous. Mes contemporains n’ont qu’à se démerder... Tout comme moi !

Cet après-midi j’ai rencontré une aquarelliste. Elle reproduisait la chapelle près du village. J’ai regardé son travail et, je ne sais trop pourquoi, il m’a plu, presque émue... J’ai proposé de l’acheter ; elle a refusé tout net... Elle a dit que ce n’était pas bon... Qu’il fallait attendre... Elle s’appelle Marie comme moi. Marie-Claire. A peu de choses près : mon âge... Une retraitée. Sans réfléchir, je l’ai invitée à manger ! On s’est dit « tu » de suite... En dépit de nos vies différentes, nous avons beaucoup en commun, semble-t-il... Elle se dit étourdie depuis l’enfance, et elle radote un peu. J’aime vraiment ses aquarelles. Elles sont simples ; avec de la fraîcheur « mentheuse » dans les teintes. Je lui ai proposé d’aguicher avec de l’encre, de chercher quelque technique complémentaire plus chaleureuse... Elle m’a regardée comme si j’étais folle...

Je crois que je perds la tête... Mais que j’en trouve une autre, décalottée à ciel ouvert : « j’irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe menue. »


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