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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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On l’appellera Earl-Ted


Je m’appelle Brian Smith, j’ai quarante-trois ans. Je finis les transferts. Les consignes sont strictes : mes clients ne veulent pas perdre d’argent. Moi, je ne veux pas perdre mon job. Il y a trente secondes que quelque chose à sauté plus haut. J’en ai encore pour une minute cinquante d’après le système de sauvegarde. Ensuite, j’essaierai de descendre du cinquante-troisième par l’ascenseur.

Je m’appelle Gordon McManus, j’ai cinquante ans. Ce boulot m’a rendu dingue. Deux ans déjà que je tourne aux amphètes, à la coke et aux benzos. Mais là, je délire. La fin du trader, l’apocalypse des yuppies. Ils ont tous explosé dans la salle. M’en branle. D’où je suis, je plane : je me suis balancé par la fenêtre.

Je m’appelle Robert Cook, j’ai vingt-neuf ans. Je me faisais tirer le portrait par une équipe de télé européenne. Le truc-bateau sur Manhattan. Je devais être pas mal, avec mon uniforme et ma belle gueule en contre-plongée quand on a entendu le bruit. Le perchman a dit merde. Le cameraman a zoomé sur la tour sud.

Je m’appelle Germain Préjean. J’ai trente-cinq ans. Je suis français et harceleur sexuel. Je bosse au Trade pour le Crédit Agricole. Je suis en train de me faire sucer la queue par une délicieuse attachée de communication dans les chiottes du restau. Ou c’est la pipe du siècle, ou je ne suis pas le seul à vibrer.

Je m’appelle Jo Gonzalez, j’ai sept ans. J’ai vu ma maman prendre feu à l’autre bout de la salle. Je me suis caché sous le bureau. Il y a plein de gens qui crient. Je crois que le sol s’en va.

Je m’appelle Reza Ramanghani, j’ai vingt-trois ans. J’ai fui Kaboul il y a trois ans pour conserver une chance de ne pas sombrer dans la folie. J’attends au cinquième que mon fiancé termine son boulot. Il est agent de sécurité. C’est un homme d’une grande douceur. Avec lui, je suis devenue une femme. Je porte une jupe très courte aujourd’hui. J’espère que nous ferons l’amour tout à l’heure. Mais je ne sais pas ce qui a pu provoquer ce bruit, là-haut.

Je m’appelle Sergent Garcia, j’ai quarante-trois ans. Je ne m’appelle pas Sergent Garcia mais je ne tiens pas à vous dire mon nom. J’ai sous mon blouson un 45 qui me vient de mon grand-père. J’ai réussi à blouser les services de sécurité. Je suis en train de me taper quarante étages à pied. Mais j’ai la forme. Quand je serai dans le bureau du fils de pute qui s’envoie ma femme pendant mes gardes à la caserne, je lui exploserai la tronche à la dum-dum. D’y penser, je jouis d’avance. Je me demande d’où vient cette poussière qui envahit l’escalier ?

Je m’appelle Margaret O’Hara, j’ai quatre-vingt-six ans. J’habite à Brisbane. Je suis avec d’autres vieux schnocks friqués comme moi en visite aux States. Tous ont l’air mort maintenant. Je ne comprends pas pourquoi mon bras saigne autant puisque je n’ai plus de bras.

Je m’appelle Anna Center, j’ai vingt-huit ans. Je mettais au monde mon premier enfant, un fils, à l’hôpital Saint-Joseph de Manhattan quand c’est arrivé. Je pense à tous ceux qui sont morts. Moi, pendant ce temps, je donnais la vie à notre fils. Mais quelle vie allons nous lui proposer ? Nous l’appellerons Earl-Ted. Deux amis que nous avons perdus...

Je m’appelle Antoine Mangard, j’ai treize ans. J’ai vu l’avion, l’explosion, les tours tomber à la télé. Ils ont parlé de beaucoup de morts. Ils ont parlé de guerre. J’ai eu peur. J’ai demandé à mon père si nous étions alliés avec l’Amérique. Il m’a répondu que malheureusement oui parce que nous lui étions (là, je n’ai pas compris le mot) inféodés. Ça m’a rassuré quand même. Je ne veux pas que Bush bombarde ma maison…


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