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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Ce monde de l’injustice globalisée


Les habitants étaient dans leurs maisons ou au travail, dans leurs champs, chacun vaquant à ses occupations, quand soudain on entendit sonner la cloche de l’église. Dans ces temps dévots (nous parlons de quelque chose qui eut lieu au XVIe siècle), les cloches sonnaient plusieurs fois par jour, de ce côté là il n’y aurait pas dû y avoir de quoi s’étonner, mais cette même cloche sonnait mélancoliquement le glas, et cela, oui, était surprenant, car personne dans le village n’était censé être sur le point de décéder. Donc, les femmes sortirent dans la rue, les enfants se joignirent à elles, les hommes laissèrent leurs travaux et occupations, et en peu de temps ils étaient tous rassemblés sur le parvis de l’église, attendant qu’on leur dise pour qui ils devraient pleurer. La cloche continua à sonner encore quelques minutes, et finalement se tut.

Quelques instants après, la porte s’ouvrait et un paysan apparaissait sur le seuil. Mais, n’étant pas l’homme chargé de faire sonner couramment la cloche, on comprend que les voisins lui aient demandé où se trouvait le sonneur et qui était le mort. « Le sonneur n’est pas ici, c’est moi qui ai fait sonner la cloche », fut la réponse du paysan. « Mais alors, personne n’est mort ? », répliquèrent les voisins, et le paysan répondit : « Non, pas quelqu’un qui ait le nom et la figure d’une personne ; j’ai sonné le glas pour la Justice, parce que la Justice est morte. »

Qu’était-il arrivé ? Il arriva qu’un riche seigneur du lieu (quelque comte ou marquis sans scrupules) était en train, depuis longtemps, de changer de place les bornes des limites de ses terres, les mettant dans la petite parcelle du paysan, qui se réduisait de plus en plus à chaque avancée. Le préjudicié commença à protester et à réclamer, ensuite il implora la compassion, et finalement choisit de se plaindre aux autorités et de s’adjoindre la protection de la justice. Sans résultat ; la spoliation continua. Alors, désespéré, il décida d’annoncer urbi et orbi (un village a la taille exacte du monde pour celui qui y a toujours vécu) la mort de la Justice.

Peut-être pensait-il que son geste d’indignation exaltée réussirait à émouvoir et à faire sonner toutes les cloches de l’univers, sans différence de races, de fois et de coutumes, que toutes les cloches, sans exception, l’accompagneraient dans son glas pour la mort de la Justice, et ne se tairaient pas avant qu’elle fut ressuscitée. Une clameur telle qu’elle volerait de maison en maison, de ville en ville, sautant par dessus les frontières, lançant des ponts sonores sur rivières et mers, à force devrait réveiller le monde endormi… Je ne sais pas ce qui arriva après, je ne sais pas si le bras populaire accourut aider le paysan à remettre les bornes à leur place, ou si les voisins, une fois déclarée défunte la Justice, s’en retournèrent résignés, tête basse et l’âme vaincue, à la triste vie de tous les jours. C’est bien vrai que l’Histoire ne nous dit jamais tout…

Je suppose que cela a été la seule fois où, à un endroit quelconque du monde, une cloche, une inerte cloche en bronze, après avoir sonné pour la mort d’êtres humains, a pleuré la mort de la Justice. On n’a plus jamais entendu ce son funèbre du village de Florence, mais la justice a continué et continue de mourir tous les jours. En ce moment, à cet instant où je vous parle, loin d’ici ou à côté, à la porte de notre maison, quelqu’un est en train de la tuer. A chaque fois qu’elle meurt, c’est comme si elle n’avait jamais existé pour ceux qui lui avaient fait confiance, pour ceux qui attendaient d’elle ce que nous avons tous le droit d’espérer de la Justice : de la justice, simplement de la justice. Non pas celle qui se pare de tuniques de théâtre et nous confond avec des fleurs de vaine rhétorique judiciaire, non pas celle qui a permis qu’on lui bande les yeux et qu’on lui fausse les poids de la balance, non pas celle de l’épée qui tranche toujours plus d’un côté que de l’autre, mais une justice pédestre, une justice compagne quotidienne des hommes, une justice pour laquelle ce qui est juste serait le synonyme le plus exact et rigoureux de ce qui est éthique, une justice qui arrive à être aussi indispensable à la félicité de l’esprit qu’est indispensable à la vie la nourriture du corps. Une justice exercée par les tribunaux, certes, si ceux-ci sont déterminés par la loi, mais aussi, et surtout, une justice qui soit émanation spontanée de la société même en action, une justice où soit manifeste, comme un inéluctable impératif moral, le respect pour le droit à l’existence qui revient à chaque être humain.

Mais les cloches, heureusement, ne sonnaient pas seulement pour pleurer ceux qui mouraient. Elles sonnaient aussi pour signaler les heures du jour et de la nuit, pour appeler à la fête ou à la dévotion les croyants, et il fut un temps, dans ce cas pas si lointain, où sonner le tocsin servait à convoquer le peuple à accourir aux catastrophes, aux inondations et aux incendies, aux désastres, à n’importe quel danger qui menaçait la communauté. Aujourd’hui, le rôle social des cloches se voit limité à l’accomplissement des obligations rituelles et le geste illuminé du paysan de Florence serait vu comme l’œuvre insensée d’un fou, ou, pire encore, comme une simple affaire de police. Autres et différentes sont les cloches qui aujourd’hui défendent et affirment, enfin, la possibilité d’implanter dans le monde cette justice compagne des hommes, cette justice qui est la condition de la félicité de l’esprit, et même, aussi étonnant que cela puisse paraître, la condition de la nourriture même du corps. S’il y avait de la justice, pas un seul être humain ne mourrait plus de faim ou de tant d’autres maux incurables pour les uns et pas pour les autres. S’il y avait cette justice, l’existence ne serait pas, pour plus de la moitié de l’humanité, la condamnation terrible qu’objectivement elle a été. Ces cloches nouvelles dont la voix s’étend, de plus en plus forte, partout dans le monde, sont les multiples mouvements de résistance et d’action sociale qui luttent pour l’établissement d’une nouvelle justice distributive et commutative que tous les êtres humains puissent arriver à reconnaître comme intrinsèquement leur ; une justice protégée par la liberté et le droit, non par aucune de ses négations. J’ai dit que pour cette justice-là, nous disposons déjà d’un code d’application pratique accessible à n’importe quelle compréhension, et que ce code se trouve consigné depuis cinquante ans dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ces trente droits basiques et essentiels dont aujourd’hui on ne parle plus que vaguement, quand ils ne sont pas systématiquement passés sous silence, plus dévalorisés et souillés aujourd’hui que ne le furent, il y a quatre cents ans, la propriété et la liberté du paysan de Florence. Et j’ai aussi dit que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, telle qu’elle est rédigée, et sans besoin de changer une seule virgule, pourrait largement remplacer, en ce qui concerne la rigueur de principes et la clarté d’objectifs, les programmes de tous les partis politiques du monde, surtout ceux de la dénommée gauche, ankylosés dans des formules caduques, étrangers et impuissants à faire face à la réalité brutale du monde actuel, qui ferment les yeux aux déjà évidentes et redoutables menaces que le futur prépare contre cette dignité rationnelle et sensible que nous imaginions être l’aspiration suprême de tous les êtres humains. J’ajouterai que les mêmes raisons qui m’amènent à faire référence dans ces termes aux partis politiques en général, je les applique également aux syndicats locaux et, en conséquence, au mouvement syndical international dans son ensemble. D’une manière consciente ou inconsciente, le docile et bureaucratisé syndicalisme qui nous reste aujourd’hui, est, en grande partie, responsable de l’endormissement social résultant du processus de globalisation économique en marche. Je ne me réjouis pas de le dire, mais je ne pourrais pas le taire. Et, aussi, si l’on m’autorise à ajouter quelque chose de mon crû aux fables de La Fontaine, je dirai alors que, si nous n’intervenons pas à temps – c’est-à-dire, sur-le-champ – la souris des droits de l’homme finira par être dévorée implacablement par le chat de la globalisation économique.

Et la démocratie, cette millénaire invention de quelques athéniens ingénus pour qui elle signifiait, dans les circonstances sociales et politiques concrètes du moment, et selon l’expression consacrée, un Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ? J’entends souvent des personnes sincères, et de bonne foi avérée, et d’autres qui ont intérêt à simuler cette apparence de bonté, dire que bien que la situation catastrophique où se trouve la majeure partie de la planète soit une évidence irréfutable, ce sera précisément dans le cadre d’un système démocratique général que l’on aura le plus de probabilités d’arriver à la réalisation pleine ou au moins satisfaisante des droits de l’homme. Rien n’est plus vrai, à condition que le système de gouvernement et de gestion de la société, que nous appelons actuellement démocratie, soit effectivement démocratique. Et il ne l’est pas. C’est vrai que nous pouvons voter, c’est vrai que nous pouvons, à travers la délégation de la particule de souveraineté qui nous reconnaît comme des citoyens avec vote et normalement par le biais d’un parti, choisir nos représentants dans le Parlement ; c’est vrai, enfin, que de l’importance numérique de telles représentations et des combinaisons politiques que la nécessité d’une majorité impose, il résultera toujours un Gouvernement. Tout cela est vrai, mais il est également vrai que la possibilité d’action démocratique commence et finit là. L’électeur pourra renverser un Gouvernement qui ne lui plaît pas et en mettre un autre à la place, mais son vote n’a pas eu, n’a pas et n’aura jamais un effet visible sur la seule force réelle qui gouverne le monde, et par conséquence son pays et sa personne : je pense, évidemment, au pouvoir économique, en particulier à la partie de celui-ci, toujours plus grande, régie par les entreprises multinationales selon des stratégies de domination qui n’ont rien à voir avec ce bien commun qui, par définition, aspire à la démocratie. Nous savons tous que même ainsi, par une sorte d’automatisme verbal et mental qui ne nous laisse pas voir la crue nudité des faits, nous continuons à parler de démocratie comme s’il s’agissait de quelque chose de vivant et d’agissant, quand d’elle ne nous reste à peine plus qu’un ensemble de formes ritualisées, des pas inutiles et des gestes d’une espèce de messe laïque. Et nous ne nous apercevons pas, comme si pour cela il ne suffisait pas d’avoir des yeux, que nos Gouvernements, ceux que pour le meilleur et pour le pire nous avons choisis et dont nous sommes les premiers responsables, deviennent de plus en plus des simples commissaires politiques du pouvoir économique, avec la mission objective de produire les lois qui conviennent à ce pouvoir, pour ensuite, enveloppées dans les sucreries de la pertinente publicité officielle et privée, les introduire dans le marché social sans susciter trop de protestations, sauf celles de certaines minorités connues et éternellement mécontentes…

Que faire ? De la littérature à l’écologie, de la fuite des galaxies à l’effet de serre, du traitement des déchets aux congestions du trafic, tout se discute dans ce monde qui est le nôtre. Mais le système démocratique, comme s’il s’agissait d’une donnée définitivement acquise, intouchable par nature jusqu’à la fin des siècles, celui-là ne se discute pas. Mais si je ne me trompe pas, si je ne suis pas incapable d’additionner deux et deux, alors, parmi tant d’autres discussions nécessaires ou indispensables, il est urgent, avant qu’il ne soit trop tard, de promouvoir un débat mondial sur la démocratie et les causes de sa décadence, sur l’intervention des citoyens dans la vie politique et sociale, sur les rapports entre les Etats et le pouvoir économique et financier mondial, sur ce qui affirme et ce qui nie la démocratie, sur le droit au bonheur et à une existence digne, sur les misères et les espoirs de l’humanité ou, parlant avec moins de rhétorique, des simples êtres humains qui la composent, un à un et tous ensemble. Il n’y a pas de pire tromperie que celle de celui qui se trompe lui-même. Et c’est ainsi que nous vivons.

Je n’ai plus rien à dire. Ou si, à peine un mot pour demander un instant de silence. Le paysan de Florence vient de monter une fois de plus à la tour de l’église, la cloche va sonner. Ecoutons-la, s’il vous plaît.

Prix Nobel de littérature.

(1) Ce texte a été lu lors de la clôture du Forum Mondial Social à Porto Alegre (Brésil) et entre temps une autre traduction a été publiée dans les salutaires colonnes du Monde diplomatique, mars 2002.

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