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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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La loi de la peur


Une loi dite « loi sur la sécurité quotidienne » (LSQ) vient d’être promulguée, le 15 novembre 2001. Mise à la discussion à l’Assemblée nationale au printemps 2001, elle n’avait su mobiliser l’attention des journalistes qu’à l’occasion d’une finesse parlementaire. Un député de l’opposition avait introduit un amendement « rave », devenu durant de longues semaines le marais limoneux du gouvernement, pataugeant pour le bonheur de ses adversaires dans de longues démonstrations grand guignol. Puis, les attentats du 11 septembre avaient cueilli la loi qui naviguait de l’Assemblée au Sénat, ou du Sénat à l’Assemblée. D’un coup, cette LSQ se chargeait de dispositions particulières, parfois provisoires, pour devenir « Loi sur la sécurité quotidienne et la lutte anti-terroriste », signant ainsi, en son titre même, l’inanité du terme « quotidien », ou son absorption dans un perpétuel exceptionnel.

La LSQ se veut une réponse à l’insécurité de nos grandes agglomérations et à la menace terroriste, toutes deux bien sûr indéniables. La loi touche à des aspects fondamentaux de nos libertés, à « la conciliation entre la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens, et l’exercice des libertés publiques ». Cette expression avait été employée par le Conseil constitutionnel en 1995 lorsque, déclarant non conformes à la Constitution certains passages d’une « loi Pasqua », il avait tracé des limites claires en ce qui concerne la sécurité.

La LSQ, à bien des égards, présente des risques bien plus considérables d’atteintes aux libertés individuelles que les lois Pasqua de 1993 et 1995. L’une de ces dispositions autorise par exemple les officiers de police judiciaire, sur réquisition écrite du Procureur, à pratiquer la fouille des véhicules circulant ou arrêtés sur la voie publique. Rien que de bien ajusté à la lutte anti-terroriste, pourrait-on dire. Mais une petite incidente s’est glissée dans cette disposition : la suppression, justement, de la nullité des procédures incidentes. Auparavant, si des policiers agissaient sur réquisition du Procureur, ils devaient limiter leurs recherches à l’objet fixé par le Procureur. Toute procédure dite « incidente » devait être frappée de nullité, ce qui permettait de borner l’intervention des policiers au cadre strictement fixé par l’autorité judiciaire, afin d’éviter tout arbitraire dans l’immixtion d’agents de la force publique dans la vie privée.

Aujourd’hui, ces nullités ne sont plus prévues. De fait, la « réquisition » du Procureur est vidée de son sens. Le gouvernement le sait bien, puisque, par ailleurs, la réquisition écrite qu’il exige est elle-même extrêmement floue : le Procureur n’est en effet désormais plus tenu de la motiver. Il peut se contenter d’évoquer la lutte contre le terrorisme ou le trafic et/ou la consommation de stupéfiants ; terrorisme et stupéfiants étant rangés sous le même chapitre dans la procédure pénale française. Or, il ne s’agit pas seulement, dans cette lutte contre les stupéfiants, de la haute croisade contre le trafic international et le blanchiment, mais de la poursuite quotidienne des délits ordinaires de consommation et de trafic de doses et produits de routine. Espère-t-on vraiment abattre les marchés illicites de la drogue en ouvrant les coffres de voiture ? Ou en contrôlant sans réserve les identités ?

Car cette liberté concédée aux policiers, on la retrouve presque à l’identique dans le nouvel article 78-2-2 du Code de procédure pénale, introduit par la LSQ. Le « -2 » de l’art. 78, c’est la réforme introduite par la loi Pasqua de 1993, qui permettait le contrôle des identités « quel que soit le comportement » des personnes susceptibles d’être contrôlées. Le « -2-2 » rétablit à présent les razzias et contrôles coups de poing dans les cafés, commerces et autres « lieux accessibles au public » que désigne la LSQ de ses vapeurs d’imprécision. Pris au titre des dispositions contre le terrorisme, ce « -2-2 » permet en effet les contrôles d’identité sur « réquisition » (voir plus haut !) du Procureur en matière de terrorisme, armes ou stupéfiants (voir plus haut !) dans les « lieux accessibles au public ». Seuls restent préservés, donc, de l’arbitraire conjugué du Procureur sans phrase et du policier sans mandat, les espaces strictement privés, comme l’appartement ou le bureau. Ces razzias que la LSQ restaure, le gouvernement Balladur n’avait pas osé les rétablir, certain de la censure à venir du Conseil constitutionnel. La Cour de cassation elle-même, du reste, les avait bannies, par un arrêt prononcé en 1973. Quant à la fouille des véhicules, que l’on vient également d’évoquer, le Conseil constitutionnel l’avait déclarée inconstitutionnelle, en 1977. Un seul regard jeté à la loi montre la voie tracée par le gouvernement, la voie vers le passé.

A ces deux exemples, d’autres s’ajoutent, tous introduits par voie d’amendements, sur le contrôle des voyageurs démunis de titres de transport, sur les palpations de sécurité par des agents privés, sur la suppression de l’assentiment de la personne visée dans les perquisitions qui auparavant l’exigeaient, sur les rassemblements dans les halls d’immeuble. Pourtant, en dépit de l’importance de ses enjeux (lutter contre le terrorisme, assurer la préservation de nos libertés individuelles et la garantie de notre sécurité), le gouvernement et les parlementaires ont refusé à la LSQ toute procédure démocratique. Pendant la procédure législative, ils ont étouffé le débat parlementaire. Et pour qu’il n’y ait pas d’après, ils ont empêché toute saisie du Conseil constitutionnel. Celui-là même qui en 1977, en 1980, en 1993, en 1995, avait censuré des dispositions sécuritaires, bien moins sécuritaires, on l’a dit, que celles défendues par le gouvernement Jospin.

Il faudrait prendre pourtant le gouvernement Jospin à son propre mot. A Villepinte, il élevait en grande pompe la sécurité au rang de « première de nos libertés ». Il promettait de la rendre au bien public. Par la LSQ, il a en réalité abaissé la sécurité au rang de fait du Prince. Sous le prétexte de l’urgence, il a imposé une série d’amendements substantiels en toute fin de procédure, pour les soustraire ainsi à l’examen du Conseil d’Etat et des parlementaires. Il savait qu’il s’exposait par cette manœuvre à la déclaration d’inconstitu-tionnalité, au nom de la « limite du droit d’amendement ». Mais, plutôt que le débat parlementaire et le contrôle par le juge, le gouvernement a choisi le marchandage avec les parlementaires, pour éviter la saisie du Conseil constitutionnel et clore ainsi par une manigance d’alcôve des manœuvres procédurales indignes des textes qu’il a fait adopter. La sécurité est-elle élevée, comme on le voulait, au rang de bien public ? Non : le gouvernement préfère en faire sa petite chose, camouflée par des procédures iniques.

L’urgence n’appelle pourtant ni le secret, ni le camouflage. Le gouvernement a drapé ses dispositions des atours de la loi, sans leur en donner la substance. Il sait que le Conseil constitutionnel n’est pas avare des libertés qu’il s’octroie et qu’il ne s’est jamais privé d’examiner les lois au regard des circonstances du moment, par exemple des « exigences de sauvegarde de l’ordre public ». Il n’y a donc aucune raison de se défier du contrôle de constitutionnalité… sauf lorsque l’on a toutes les raisons de craindre, précisément, que les textes adoptés outrepassent les mesures nécessaires que les circonstances appellent.

Car la loi ne lutte pas contre l’insécurité et le terrorisme. Elle veut tout simplement offrir aux institutions répressives des compétences toujours plus étendues, sans donner ni aux citoyens, ni à la justice, les moyens de les contrôler, et d’assurer ainsi l’équilibre entre les libertés individuelles et les mesures qui en limitent l’exercice. Etendue des pouvoirs confiés aux autorités répressives, généralité d’exercice des dits pouvoirs, imprécision du cadre, garanties insuffisantes de contrôle et de recours : toutes ces raisons sont invoquées par le Conseil constitutionnel chaque fois qu’il est appelé à examiner la conformité de dispositions sécuritaires à la Constitution, et leur nécessité. Ces dispositions que le gouvernement a fait adopter par la ruse, nous aurions aimé savoir de la part du Conseil si elles sont « adaptées aux circonstances ». Mais le gouvernement a préféré le secret à la publicité. Il a rejeté la sécurité à la bassesse dont il promettait de la sauver.

De toutes ces manœuvres, on ne voit en vérité qui pourrait se réjouir. La justice déchante déjà, qui doit une fois encore concéder de ses moyens et de ses prérogatives à la police judiciaire. Mais la police ne se réjouira pas non plus. Non seulement elle est appelée à partager une part de sa compétence avec des agents et services de sécurité privée, en partie hors de son contrôle, mais en plus, elle se voit confier non pas le mandat d’assurer l’ordre et la sécurité publiques, mais la mission autrement plus large, dans toute une partie de l’espace social, de n’être que la seule présence possible de l’Etat. Le gouvernement croit aujourd’hui satisfaire les contradictions structurelles des policiers par des mesures qui, lorsqu’elles ne se contentent pas de la distribution de lots de gilets pare-balles, ont pour effet de faire des policiers les seuls interlocuteurs de la misère sociale. Ce n’est pas une sécurité publique et égale pour tous que la loi veut restaurer. Son effet, si ce n’est son intention, est d’accroître l’inégalité devant l’Etat de droit et l’Etat social, et d’abandonner aux policiers la mission de faire, à l’insu du juge et du public, avec les moyens du bord.

On comprend mieux les manœuvres procédurales du gouvernement et des parlementaires. Soustraire une loi inique au contrôle de constitutionnalité, tant lors de la procédure qui lui a donné naissance que dans le cours de son application à venir. Ôter à la représentation nationale la compétence d’en débattre, et aux citoyens le privilège d’en disposer de manière égale et démocratique. Lorsqu’un ministre que l’on disait « sécuritaire », M. Pasqua, s’indignait que le Conseil constitutionnel déclarât quelques-uns de ses projets non conformes à la Constitution, en 1993, que fit-il ? Et bien il modifia la Constitution, pour la rendre conforme à ses vœux. Au moins rendait-il par-là au Parlement sa prérogative, celle de faire les lois, y compris les lois fondamentales. Au moins ne se soustrayait-il pas au contrôle de constitutionnalité, même s’il n’en pensait et n’en disait pas moins.

Aujourd’hui, lors qu’il s’agit, dans les conditions d’urgence que l’on sait et que l’on ne saurait dénier, rendre la sécurité au bien public, le gouvernement choisit de remettre des dispositions, selon les propres termes d’un sénateur socialiste, en marge de « la légalité républicaine » à des procédures d’arcane, indignes des nécessités du moment et de ses propres promesses. Ce faisant, il consacre le déséquilibre patent des moyens respectivement accordés au juge et au policier, et se contente pour toute politique de la ville de jeter ce dernier en pâture à la misère sociale. Travestissant ses propres peurs des habits de la loi, le gouvernement vide celle-ci de sa substance, et l’éloigne un peu plus d’un social, auquel il ne réserve que son impuissance.

Repères :
D. Duprez et M. Kokoreff, Les mondes de la drogue, O. Jacob, Paris, 2000.
F. Jobard, Bavures policières ? Donner force à la loi.
La Découverte, Paris, sortie en avril 2002.
L. Mucchielli, et P. Robert (dir.), Etat des savoirs sur
l’insécurité et la délinquance, La Découverte, Paris, sortie
en mars 2002.

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