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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Battue, la gauche


Il est assez douloureux, pour un citoyen à peu près conscient de ses droits et devoirs, d’exprimer ainsi ennui, déception, écœurement. Avant, c’est-à-dire lors des derniers scrutins, ces sentiments naissaient quelques semaines ou quelques mois après le vote et l’installation de telle ou telle majorité. On s’était fait baiser, on ne nous y reprendrait plus, on ferait la fois prochaine de la politique autrement, avec d’autres personnes, d’autres idées. Promis, juré.

Le problème, aujourd’hui, c’est qu’avant même le vote, et, à la limite, quels qu’en soient les résultats, on sait qu’on est dans le total merdier. Ça protège au moins de la déception, puisqu’on n’attend plus grand chose de ce qui sortira des urnes.

Alors comme ça, aboyeur patenté, tu prônes l’abstention ?

Que nenni. Je récuse cette attitude imbécile, serait-elle affublée d’une morgue chic ou d’un cynisme toc. Le doute, la tristesse, voire l’amertume, ne sauraient justifier que quiconque déserte l’espace confiné dans lequel l’expression démocratique a encore, de temps en temps, voix au chapitre. Autant décréter la suppression du suffrage universel, et balancer tout de suite Jean-Marie Messier président, Jospin Premier ministre, Madelin aux finances, et Amélie Poulain aux affaires sociales. On tire le rideau, on s’enchaîne devant la télé, et on attend, la langue clouée au palais, de voir s’effondrer les gratte-ciel, en espérant que ça se produira avant que le cancer ne se déclare.

De toute façon, la gauche sera battue.

Jospin ? Il vient de confirmer, si besoin était, en se prononçant en faveur de l’allongement de la durée des cotisations pour les retraites, qu’il avait (et son parti avec lui) quitté définitivement le camp du progrès social. Voter pour lui au premier tour, c’est accepter de travailler plus longtemps, pour des retraites sans garantie, pendant que les revenus financiers continueront de fructifier à la bourse. Voter Jospin2, c’est renoncer définitivement à emporter le morceau dans la bataille historique entre travail et capital. Je dis ça pour tous les gentils de gôche qui vont s’indigner aux films de Ken Loach, qui pleurnichent à la mort de Pierre Bourdieu, et qui finalement, le jour venu, glissent dans l’urne (funéraire, alors) un bulletin de reniement pour un Tony Blair frenchie. On en connaît tous, de ces fins analystes qui, tous comptes faits, vous avouent, après coup, qu’ils ont voté socialiste, soi-disant sans illusions, hein, pas cons, les bougres ! Ils appellent ça, souvent, voter utile… Utile à qui ? à quoi ? Ils savent pas trop.

Laguiller, alors ? Merde, faut bien en sortir ! Oui, mais alors par le bas. Après le vote utile, le vote débile. Le degré zéro de la réflexion politique, le top du mépris pour les travailleuses-eurs dont elle croit qu’ils se contenteront de formules simplistes, d’incantations archéo-bolchéviques, d’accusations poujadistes, comme celles qu’elle lança sur France 2, vers la mi-février, accusant les enseignants de propager l’idéologie réactionnaire et capitaliste. C’est-y pas de la finesse, ça madame ? De Laguiller ou d’Allègre, le mammouth libéral, qui croire ? se demande le prolétaire. Alors, les enseignants ? à la mine de sel, gardée par les tchékistes de Lutte Ouvrière, ou en cours de recyclage chez Microsoft pendant leurs trop longues vacances ?

Depuis trente ans, cette organisation et sa porte-parole font la même analyse d’une situation évidemment bouleversée, délivrant aux « masses » une vérité monolithique, intangible, résistant à tous les faits. On est loin, contrairement aux apparences, de « l’analyse concrète d’une situation concrète » à laquelle invitait Lénine. Incapables de faire bouger leur grille d’interprétation, ils sont enfermés dans l’hallucination d’une classe ouvrière fantasmée, et l’on sait quels ravages, quels massacres a produit ce type d’attitude, quand on a voulu façonner le peuple conformément au modèle délirant qu’on en avait conçu.

De sorte qu’on ne dira jamais assez à quel point, malgré ses proclamations de foi trotskistes, la LO est une secte stalinienne, au sens vrai du terme, antidémocratique, opaque, dont les militants, moines-soldats en croisade permanente, ne tolèrent pas les mécréants ou les infidèles. La nébuleuse anti-mondialisation libérale ? Ils connaissent pas. Ou ils se défient tellement de ce pluralisme bouillonnant et de cette réflexion parfois brouillonne qu’on sent venir le procès en sorcellerie.

Sinon, dans la famille trotskiste, je demande le fils (ou le gendre ?) : Olivier Besancenot. Il a l’air pas mal, celui-là. Postier, bon, c’est bien, pourquoi pas, et puis surtout ça fait pas trop intello, comme Krivine, cette espèce d’historien, ou Bensaïd, ce philosophe ! Parce qu’à la LCR, on est tellement jaloux de la flambe électorale d’Arlette, qu’on se la joue ouvriériste. De tout temps qualifiée par les abrutis de la LO d’organisation « petite bourgeoise », ce qu’elle assumait et analysait plutôt finement, la Ligue a fini par craquer : elle présente un anonyme travailleur, dont la personne n’est évidemment pas en cause, pas encombrant pour deux ronds, qui a le double avantage d’affirmer la survie palliative de l’organisation et de ne pas faire trop d’ombre à Arlette, au cas où on rejoindrait « en masse » les bolcho-scientologues. Une campagne pour rien, donc, là où on pouvait attendre la résultante politique de toutes les luttes des ces dernières années, auxquelles les militants de la LCR ont participé, et qu’ils ont même construites, pour certaines. Pauvre Olivier ! Aller à Porto Alegre, se chauffer à l’espoir, s’enrichir de toute cette vie rebelle, pour rentrer à Paris taper les 0,5 % dans les sondages, et débronzer au fond du local, parce que finalement, l’orga prime sur tout le reste, il y a de quoi se la prendre et se la mordre ! Occase perdue !

C’est presque aussi triste que les efforts de Robert Hue pour se dégager du piège de la gauche plurielle dans lequel, pendant cinq ans, le PCF a vivoté, les miches au chaud, s’accrochant aux barreaux d’une prison qu’il s’est inventée pour passer l’hiver3, puisqu’il fallait bien exister, en prétendant « empêcher la dérive libérale du PS ». « Sans nous, ce serait pire », nous a-t-on dit et répété. Putain, on l’a donc échappée belle, alors ! Et puis quelle perspective politique ! Le PC comme garde-fou ? ceinture de sécurité ? ligne blanche ? c’est vertigineux, comme audace sociale ! Vachement mobilisateur ! Ça donne envie d’aller faire un tour !

Sauf que ce coup-ci, de renoncements en reculades, de couleuvres en manœuvres, à force de perdre ses électeurs mais aussi ses militants dans le fouillis d’une ligne politique labyrinthique (au prétexte que le monde est vachement compliqué, ou complexe, tout ça, camarade, on peut plus réfléchir avec les catégories catégoriques d’avant, et bla bla bla…), le PC joue sa peau. Tout simplement. On pourrait dire qu’on s’en taperait si un nouvel instrument politique existait pour occuper à gauche la place vacante, l’espace libre, et vaste, pour relayer politiquement les aspirations qui, depuis une dizaine d’années, ont repris une belle vigueur. Mais regardez bien le champ politique à gauche : c’est un camping en zone inondable où finissent de faner trois ou quatre guitounes en lambeaux, avec des clampins accrochés aux piquets, jaloux de leur vieille toile. Le tout cerné par des promoteurs dont les bulldozers ronflent déjà.

Tristes tropismes !

Quoi d’autre ? la gauche écolo ? Alternative façon Grünen ? Noël Mamère ? Les Verts ? Combien de divisions ? Et de courants, et d’ambitions personnelles ? Entre un Lipietz et un Cohn-Bendit, quoi de commun ? Et puis eux aussi, quelles couleuvres n’ont-ils pas avalées dans le gouvernement Jospin, jouant les cancres bruyants au fond de la classe, mais n’existant que par la gesticulation ? Quel projet, au juste ? On croit les retrouver sur telle idée ou telle lutte, ils sont déjà partis ailleurs, passés maîtres dans le rendez-vous manqué, l’évitement, le trompe l’œil. Politiquement, on a l’impression qu’ils posent les lapins que ces gros cons de chasseurs n’ont plus qu’à flinguer.

Bon, et alors ? Alors, voilà, c’est dit, et ça soulage même pas.

Quelle rage, en effet, que chaque parti, chapelle, groupuscule, soit parti à la bataille tout seul, donc battu d’avance, et pas seulement électoralement, mais politiquement, au lieu de mettre en commun ce qui rassemble la gauche déçue du social-libéralisme en œuvre depuis cinq ans, ce qui la motive quand elle se reconnaît, bon an, mal an, dans les luttes sociales, dans les manifestations anti-mondialisation, dans les propositions, même partielles (il n’y a pas de petites victoires, et elles n’empêcheront jamais d’aller plus loin, au contraire, car à trop désespérer…), susceptibles d’assurer le progrès social, le développement des pays du Sud, le contrôle, en attendant plus et mieux, des flux financiers et spéculatifs, bref, promouvoir tout ce qui peut attaquer le capital, limiter la casse à laquelle il se livre, par la misère, la guerre, hein limiter la casse, putain de programme ! Ah ! le réformiste de salon ! Ah le bavard qui pige rien aux tactiques, aux stratégies, aux finesses.

Soit. Peut-être… Il y avait dans les rues de Barcelone, le 17 mars dernier, 300 000 personnes. Le nombre est imposant. Quelque chose, décidément, bouge. Les grands médias, bien sûr, en ont à peine parlé4 ! Ont montré, le lendemain, trois connards en train de caillasser les flics. Les rédactions télé ont eu ce culot ! Et les mêmes éditorialistes qui pleurnichent sur les platitudes et le vide politique de la campagne passent littéralement sous silence cette énorme démonstration politique, européenne, internationale, et l’idée ne leur vient même pas de les interroger sur ce véritable mouvement d’opinion5, et sur les raisons pour lesquelles il est pratiquement absent de cet échiquier grisâtre.

Alors tant pis pour nous : on va voter dur, ou mou, mais on va voter dans le trou, comme dit la chanson. Chacun pour sa paroisse. Amen ! Ils se disputeront les

pourcentages au soir du premier tour, la gueule enfarinée.

Et nous, là devant, le cœur plein de colère et de tristesse.

La mélancolie, camarades.

* Tendance Floue.

(1) La gauche, on a dit. Il ne sera donc pas question dans cet article de Chevènement, cet adverbe indéfini, soutenu par une camorra de vieux gaullistes, d’anciens OAS, de pro-Serbes, de souverainistes prétendument de gauche, mais qui, de la mondialisation, redoutent davantage le monde et ses couleurs que le capitalisme. Lire sur amnistia.net les articles consacrés à ce triste attelage.
(2) Le programme du candidat socialiste a été, c’est bien connu, élaboré par ce que le PS compte de plus droitier : le tournant « blairiste », que, par ailleurs, le PCF semble découvrir avec des frayeurs de souris fascinée par le serpent, est désormais théorisé, assumé, définitif.
(3) Ben oui, il n’y a plus de cellules au PCF. Humour.
(4) Sauf, une fois n’est pas coutume, Sud-Ouest dimanche, qui nous a donné une première page superbe : une très jolie femme, clope au bec, fière, joyeuse, pleine de défi, posait pour la photo. Pardon les filles, mais c’était une image très avenante de l’espoir, bien plus désirable que les hommes de marbre à gros bras de l’iconographie traditionnelle : « El mañana es nuestro compañero », disait le panneau porté par cette femme (« demain est notre camarade »).
(5) Sauf l’inénarrable Laguiller, encore elle, qui a déclaré le soir même, sur France 3, que tout ça était bien gentil, mais que ça ne servait à rien, que les politiques sur qui la manif prétendait faire pression n’étaient pour presque rien dans le malheur des ouvriers (si t’es pas ouvrier, ta gueule !), et que c’était dans les entreprises qu’il fallait se battre. Comme si c’était inconciliable.

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