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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°40-41 [mai 2002 - septembre 2002]
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Pour une action politique concrète


Le Passant Ordinaire : Si l’on fait un tour d’horizon du premier tour des présidentielles, cela donne ceci : Le Pen et l’extrême droite à près de 20%, Jospin renvoyé dans ses foyers, l’extrême gauche au-delà de 10%. Si les

20% de l’extrême droite sont désastreux, les presque 20% obtenus par les candidats

critiques de la gauche libérale sont

encourageants… Comment analysez-vous cette situation très paradoxale ?

Christophe Aguiton : C’est sûr que le résultat des présidentielles n’est pas le signe d’une « droitisation » de la vie politique française et d’un recul des mouvements sociaux. Plus généralement, il ne faudrait pas comparer le basculement à droite qui a marqué les dernières élections européennes (Italie, Danemark et Portugal avant la France) aux victoires de Thatcher et Reagan qui, au début des années 1980, marquaient un renversement des rapports de force, un affaiblissement de long terme du mouvement syndical et la montée du libéralisme sur le plan économique.

La situation italienne donne une idée plus juste des rapports de force réels : malgré la victoire de Berlusconi, on assiste à la montée d’un mouvement très massif tant dans la jeunesse, après Gênes, que dans le monde du travail, comme l’ont montrée la manifestation du 22 mars et la grève générale

du 16 avril.

Les résultats en nombre de voix du premier tour des présidentielles sont intéressants à cet égard. En 1995, au premier tour des dernières élections présidentielles, la gauche, en y incluant l’extrême gauche, totalisait 12 357 000 voix ; en 2002 elle reste à un niveau comparable avec 12 220 000 voix. La droite, elle, en y incluant l’extrême droite, perd 2 millions de voix en passant de 18 022 000 à 16 282 000. Et cela en incluant dans la droite le candidat des chasseurs.

Le grand enseignement de ce scrutin est l’affaiblissement des partis de gouvernement, mais là aussi, tout autant à droite qu’à gauche. La gauche gouvernementale (en y incluant le MDC) passe de 10 741 000 voix à 9 246 000, soit une perte de 1,5 millions de voix. La droite parlementaire passe, de son côté, de 13 450 000 voix à 9 604 000, soit près de 4 millions de suffrages en moins.

Cet affaiblissement des partis de gouvernement est le signe du rejet d’un système et de responsables politiques, y compris, bien sûr, Jacques Chirac. Il est aussi, et peut être surtout, le rejet des politiques néo-libérales qui ont été suivies par les différents gouvernements, de gauche comme de droite, ces

dernières années.

Reste que le score de Le Pen est inquiétant par son enracinement populaire. Il a recueilli 30% des voix chez les chômeurs, et chez les ouvriers il a rassemblé 23% des suffrages contre seulement 16% pour Jacques Chirac et 11% pour Lionel Jospin. En élargissant à l’ensemble des salariés, Le Pen reste le premier (19%) devant Jacques Chirac (17%) et Lionel Jospin (16%). Cet enracinement populaire de l’extrême droite est évidemment un réquisitoire particulièrement sévère pour Lionel Jospin, qui a refusé d’augmenter de manière significative le salaire minimum et les minima sociaux et de prendre des mesures radicales contre les licenciements et la montée de la précarité. Mais c’est aussi un problème pour les syndicats et les mouvements qui, comme ATTAC, militent contre la mondialisation libérale et qui avaient pu croire que le retour des luttes et des mobilisations, de la grève de novembre et décembre 1995 aux grandes manifestations qui ont suivi Seattle, avaient marginalisé durablement l’extrême droite. Pour les syndicats, le défi sera de porter les revendications des plus faibles, y compris les chômeurs, et d’organiser les salariés du secteur privé en articulant ces axes à la défense des retraites et des services publics. Pour des mouvements comme ATTAC, l’enjeu sera de trouver les moyens de se lier aux couches populaires.



Chirac l’Africain a été élu avec plus de 80% des voix par l’énergie du retrouvé peuple de gauche plutôt que par son camp amorphe. On se retrouve avec un gouvernement de campagne et des législatives pour le court terme. Faut-il s’en mêler, s’emmêler ? Le mouvement social doit-il tenter d’infléchir le contenu du programme législatif de la gauche non plus plurielle, mais unie ? Quelle stratégie peut-on mettre en œuvre sur ce court terme ?

Il fallait d’abord se débarrasser de Le Pen avec un score suffisamment bas pour ne pas lui permettre de peser sur les débats politiques des prochaines années. Les mobilisations de l’entre-deux tours ont été décisives pour mobiliser le « peuple de gauche » et ATTAC a participé pleinement à ce mouvement. Mais un mouvement uniquement moral et axé seulement sur la lutte contre Le Pen n’aurait aucune chance de convaincre ses électeurs et de répondre à l’exaspération des couches populaires, qui ont le sentiment tout à fait justifié d’être les grandes perdantes de la « mondialisation ».

D’où la nécessité de remettre sur le devant de la scène les revendications sociales et des mesures qui permettent de rompre avec le libéralisme. ATTAC avait essayé de le faire et avait pu, en janvier dernier, marquer le débat grâce à un grand rassemblement au Zénith. Mais dès l’entrée en lice de Chirac et Jospin, le débat s’est éteint, ou s’est limité aux questions sécuritaires. Les premiers perdants de cette aseptisation de la campagne ont été les deux prétendants au pouvoir, comme le montrent les résultats en voix. Mais personne ne peut se satisfaire que les revendications essentielles n’aient pas été discutées.

Nous allons remettre cela pour les législatives et nous pensons pouvoir nous faire entendre, ne serait-ce que parce qu’il y a plus de 500 circonscriptions, et donc des milliers de candidats que nous allons interpeller, et de très nombreuses réunions publiques qui seront autant d’occasions de défendre nos thématiques.



Pour l’après, dans tous les cas de figure, gauche au pouvoir ou dans l’opposition, se posera la question de la refondation de celle-ci et de l’implication des acteurs du mouvement social. Comment ATTAC envisage-t-elle

d’y prendre sa place ? Comment cette

extraordinaire énergie, réflexive et critique, qui s’amplifie depuis Seattle, peut-elle se traduire dans l’action politique concrète ?

L’action politique concrète, c’est d’abord ce qui se passe dans les mouvements, dans les mobilisations.

Plus qu’auparavant, les partis politiques ont un temps de retard, y compris sur les réflexions et les débats qui sont au cœur de la restructuration du capitalisme. Prenez la question de la propriété intellectuelle. Elle est centrale, tant par ses enjeux culturels (des droits d’auteurs au refus des OGM qui, derrière les peurs alimentaires, est aussi la défense d’une culture culinaire), qu’économiques (tout ce qui touche aux biotechnologies, par exemple) et surtout par ce qu’elle révèle des rapports de force actuels, où les pays du Nord et les multinationales cherchent à faire payer leur domination grâce à une politique du guichet. Le système des brevets, qui avait été mis au point au XIXe siècle pour permettre de diffuser les découvertes scientifiques et protéger les petits contre les gros, devient aujourd’hui un outil de défense pour les multinationales et un frein à l’innovation ; tout, y compris un simple « clic » sur un site Internet pour commander un article, pouvant être « protégé » par les règles de défense de la propriété intellectuelle. Aucun parti ne s’est vraiment mobilisé sur cette question, où l’on retrouvera par contre tout un monde associatif et militant, de ceux qui développent les logiciels libres contre la mainmise de Microsoft, aux mouvements qui, comme ATTAC, s’opposent à la mondialisation libérale et à ses différents aspects, dont celui-ci.

Nous sommes engagés dans une vague mondiale de mobilisation, un nouveau cycle, d’emblée international, qui va permettre d’aborder toutes ces nouvelles questions tout en remettant à l’ordre du jour des revendications plus anciennes, mais un peu oubliées ces dernières décennies.

Cela forme un ensemble de revendications qui partent des préoccupations les plus immédiates (lutte contre les licenciements et la précarité, exigence d’un revenu qui permette de vivre décemment, défense des services publics, etc.) jusqu’à la remise en cause de la – ou des – dominations impériales (lutte contre la guerre, pour l’annulation de la dette des pays du tiers monde, ou contre les plans du FMI).

Il existe des alternatives, même si elles se présentent sous une forme qui peut sembler dispersée, et l’on retrouve dans toutes les rencontres et mobilisations, de Porto Alegre à Gênes ou Barcelone, un ensemble d’exigences très similaires. Le passage à l’action bute sur une double difficulté stratégique. Du côté de ceux qui pensent que le capitalisme n’est pas dépassable, mais qu’il doit être « régulé » et amendé, il n’existe pas de doctrine qui ait une force comparable au keynésianisme. Jo Stiglitz, l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale, fait ainsi un réquisitoire efficace contre la mondialisation libérale, mais ses propositions sont limitées et les programmes des sociaux-démocrates en restent eux aussi, au mieux, à un catalogue de bons sentiments.

Pour ceux qui pensent en termes de rupture avec le capitalisme, les revendications portées par les mouvements sont évidemment un point de départ obligé. Mais cela ne règle pas les questions stratégiques, le comment faire, handicapé à la fois par le bilan des expériences passées et par l’absence d’une confrontation qui pourrait être stimulante avec les tenants d’une critique interne au système. Et cette faiblesse rend encore plus difficile la place des partis politiques, acteurs stratégiques par définition.



Comment, en fait, passer de la posture de contre-pouvoir, d’éveilleur quasi scientifique des consciences dans le cas d’ATTAC, à

l’action politique ? Comment s’inscrire

activement dans le champ politique ? Faut-il mettre les mains dans le cambouis ? Faut-il, comme le propose J. Bové1, réunir rapidement des Etats Généraux du mouvement social ?

Face à des partis faibles sur le plan des propositions et paralysés sur le plan stratégique, la tentation pourrait en effet exister, du côté des mouvements sociaux, de « mettre les mains dans le cambouis » et s’inscrire dans le champ politique, y compris dans sa fonction électorale. Le résultat en serait très probablement catastrophique. Cela diviserait profondément des mouvements sociaux dont les animateurs ont des positions diverses, y compris sur l’opportunité d’un tel engagement, sans que cela ne résolve les questions stratégiques qui renvoient à des problèmes bien plus profonds que la simple adéquation des acteurs.

Mais il y a probablement d’autres voies à explorer. Tout d’abord celles de l’affirmation plus forte d’un pôle social et militant qui entend peser sur la situation et les décisions prises par les responsables gouvernementaux. Cela peut prendre la forme d’Etats Généraux ou de toute autre chose, mais une affirmation unitaire de ce type serait utile, ne serait-ce que pour préparer les mobilisations à venir dont les manifestations de l’entre-deux tours nous donnent un avant goût : massives et déterminées, mais peu coordonnées et articulées.

Pour ce qui est de la question politique au sens plus restreint du terme, on peut réfléchir à d’autres choses qu’un engagement de qualité. Le problème peut se résumer simplement : de nombreuses voix s’expriment, y compris sur le plan électoral, pour qu’une force politique reprenne et soutienne les revendications portées par les mouvements sociaux. Comment arriver à ce qu’une telle force émerge et prenne un poids suffisant pour peser ? Est-il possible d’empêcher l’éparpillement de ceux qui se réclament d’un tel projet ?

Si des forces du mouvement social pouvaient peser dans ce sens, cela ne résoudrait pas toutes les difficultés, en particulier celles qui relèvent de la stratégie, mais cela permettrait de les aborder dans de meilleures conditions, en ayant un outil qui permette de faire de la politique à une tout autre échelle.



Christophe Aguiton*

Propos recueillis par Jean-François Meekel

* Militant syndical et associatif, responsable d’Attac.

(1) Lire l’interview de José Bové en de ce numéro.

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