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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Vive le mariage !


Presque personne à gauche ne peut nier que la création du Pacs a constitué un moment fort de la législature précédente, mais le sens de cette réforme est aujourd’hui de plus en plus vivement discuté. D’un côté1, on y voit le terme quasi final d’un processus de déstigmatisation juridique de l’homosexualité initié au début du premier septennat de Mitterrand2, ainsi que le symbole majeur d’un accès à la normalité par l’intégration républicaine. Mettant fin à une discrimination capitale, le Pacs incarnerait donc le succès d’une lutte pour la reconnaissance qui ne s’enferme pas dans les apories d’un repli sur soi communautaire ou dans les stratégies maximalistes de type gauchiste dont les effets souvent s’avèrent politiquement nuls ou désastreux. Ce qui va dans le sens de cette interprétation optimiste, c’est que les discussions qui ont mené au vote de la loi de 99 ont accompagné et provoqué une accélération, en fin de compte assez vertigineuse à l’échelle historique, de la banalisation sociale et culturelle de l’homosexualité, dont le moindre avantage n’a pas été de sortir les gays du piège que représentaient l’intégration par la pitié et la victimisation, caractéristique des années sida. De ce point de vue, la mise en scène politico-médiatique des réflexes homophobes à l’époque aurait contribué à ringardiser plus qu’à légitimer ces réflexes. Et, de fait, la réélection le 5 mai dernier d’un candidat qui, à ce moment, avait très clairement pris position contre le Pacs au nom de la défense de la famille (ce que ne font pas oublier les propos de campagne lénifiants qu’il a pu tenir depuis, contraint et forcé par le magazine Têtu), puis l’avènement d’un gouvernement dont certains membres s’étaient illustrés par des propos à la fois grotesques et, au mieux, mal-veillants, à l’encontre des populations concernées (ce que ne fait pas oublier la présence d’une Bachelot ou, dans un autre registre, d’un Aillagon) ne peuvent pas y faire grand chose : le Pacs apparaît bien comme un fait accompli. On a visiblement affaire à ce genre de réformes de gauche (on pense à l’abolition de la peine de mort) que la droite revenue au pouvoir ne peut guère que reprendre à son compte – même si certains individus doivent en avaler leur chapeau –, simplement parce que, à gauche, on avait su anticiper un peu l’évolution d’une opinion publique que la droite confondait ridiculement avec ses composantes les plus bornées et les plus réactionnaires.

Cependant, la version optimiste, celle qui tend à voir dans le Pacs un terme historique plus qu’une étape et à juger ses effets de façon très favorable, suscite aujourd’hui des interrogations, pour ne pas dire qu’elle est en passe d’être abandonnée par la plupart des observateurs. L’inertie, régulièrement dénoncée par Act up, du gouvernement Jospin en matière de lutte contre le sida, la résistance frénétique, voire névrotique, des socialistes à tout ce qui pourrait aller dans le sens de l’ouverture aux couples homos de droits nouveaux tels que l’adoption, montrent, entre autres éléments, les limites des réalisations de la législature passée. Pour beaucoup d’auteurs, le Pacs apparaît plutôt désormais comme une sorte de formation de compromis faite de bric et de broc qui, née à la faveur d’une conjoncture politique particulière, n’est pas destinée à lui survivre, sauf à accepter, sur ces questions, le coût symbolique et social d’un conservatisme crispé3. Cette attitude distanciée semble d’ailleurs rencontrer des échos dans les partis de gauche (sans parler des associations de militants grâce auxquelles elle s’est d’abord imposée à eux), comme en témoigne le fait que, pendant la dernière campagne pour l’élection présidentielle, le candidat des Verts et celui de la LCR ont eu le courage (et l’intelligence politique) de mettre clairement sur le tapis la question de l’après-Pacs.

Il n’en va pas seulement des insuffisances et des ambivalences du bricolage juridique assez curieux que constitue le Pacs. Que l’on ait pu convoquer Freud et Lévi-Strauss pour défendre le dispositif hétéronormatif dans ses effets les plus manifestement iniques, que la profession juridique dans sa majorité, semble-t-il, ait poussé les hauts cris, que même une partie du féminisme français se soit montrée plus que réservée (au nom de la sacro-sainte différence sexuelle que le Pacs devait, croyait-on, remettre en cause4) doit alerter. L’homophobie, et plus généralement, cette espèce d’ignorance prétentieuse à l’égard de la question homo qu’on n’a pas besoin de beaucoup pousser pour la voir tourner en franche hostilité, n’ont pas comme seul visage Boutin brandissant la Bible dans l’Hémicycle. D’une façon qui en dit long sur la persistance à l’échelle de toute la société de clichés dépréciateurs tirés de l’imaginaire hétérosexiste, elle s’articule à des usages presque indéracinables et à des habitudes mentales profondes, y compris ou surtout chez ceux qui se font une profession de penser et de propager l’esprit critique. Même les plus libéraux, par exemple, semblent parfois garder une tendresse secrète pour l’idée bizarre, qui ne survit apparemment qu’à force d’être démentie par la réalité, que si l’on n’est pas élevé (comme tout le monde ?) par une maman et un papa, on risque de devenir dingue. Certes, c’est surtout l’absence en France d’un équivalent des gay and lesbian studies à l’américaine qui se fait sentir ici. En effet, même si la situation est en train de changer rapidement grâce à des travaux originaux5 et à l’effort de jeunes chercheurs6, il n’est pas sain que l’image de l’homosexualité qui prédomine dans certains milieux « cultivés » et dominants soit influencée par des modèles littéraires (ne parlons même pas du cinéma), de Proust à Genet (ou, pire, à Guibert ou Dustan), plutôt que par des études sociologiques et historiques sérieuses, sensibles à la diversité extrême et à l’évolution des phénomènes en question. Mais, plus généralement, la conclusion qu’il faut en tirer est que le Pacs n’a que très partiellement joué son rôle intégrateur et quasi pédagogique et surtout qu’il ne le pouvait pas, faute de radicalité. Selon son tempérament, on en conclura qu’il y a encore, culturellement parlant, du pain sur la planche, ou bien qu’on a besoin d’un choc thérapeutique bien plus retentissant que celui qu’ont provoqué les débats autour du Pacs.

L’évolution rapide des discussions journalistiques et essayistes suggère que la seconde solution, la révolutionnaire, est la bonne. Chacun peut constater en effet que la question de l’homoparentalité est en train de succéder à celle du couple légitime, et il est probable que c’est autour d’elle que sont en train de se reconstruire les positions. Comme aux plus beaux jours des polémiques de 98-99, les supposés experts de tout poil, psychanalystes à cheval sur l’Œdipe, anthropologues et juristes s’érigeant en défenseurs de l’Ordre symbolique, défilent dans les médias pour s’allier ou, le plus souvent, s’opposer aux représentants des associations de parents et de prétendants à la parentalité qui, tranquillement, tentent de faire valoir leurs expériences et de défendre ce qu’ils estiment être leurs droits. Mais de toute façon, c’est la question homoparentale qui est en train de faire voler en éclats le compromis pacsien et de forcer à poser à nouveaux frais la question, que la gauche plurielle officielle avait cru réglée, de la place des homosexuels dans la société.

Au vu de ces constats, la suggestion simple qui s’impose majoritairement chez ceux qui écrivent sur la question est la suivante : dans les faits, la question du couple homosexuel est loin d’avoir été réglée par cette mesure ad hoc qu’a été le Pacs ; seule l’ouverture du droit au mariage pour les couples homo, par sa force symbolique, serait de nature à entraîner, de proche en proche, des prises de conscience et des transformations décisives dans les habitudes mentales et les pratiques, transformations dont on peut attendre des effets bénéfiques pour tous. Il y a en tout cas des raisons de penser que cette revendication mérite d’être intégrée au programme d’une gauche qui a au moins pour elle le loisir de la réflexion.

La perspective du mariage homo suscite deux genres d’objections.

La première fait ressurgir l’épouvantail du communautarisme homo, et met en cause la prétention qu’il y aurait à plier une institution traditionnelle, voire sacralisée, aux exigences d’une minorité relayée, suppose-t-on, par des lobbies puissants. Or, contrairement à ce que suggère le chevènementisme rampant qui a plombé l’ambiance politique de ces dernières années en France, le droit de constituer et de perpétuer des formes de vie, des institutions ainsi que les éléments d’une culture qui reflètent les intérêts spécifiques d’une minorité ne signifie pas forcément que les membres de cette minorité désirent faire sécession par rapport à la communauté des citoyens pour construire un empire dans un empire. Comme individu et membre d’un groupe, on peut exiger d’être non seulement toléré, mais encore positivement reconnu dans ses appartenances sans qu’il y ait à voir là-dedans un risque de renversement de l’Etat de droit. On peut préférer vivre entre soi et agir ensemble sans menacer pour autant l’universel. Bref, il n’y a rien dans le principe d’une politique de l’identité qui puisse a priori affoler le républicain le plus austère. Si l’on sort des mythes, le communautarisme bien compris n’est pas l’antithèse de la démocratie, mais l’alimente au contraire, surtout lorsque ce que réclame la communauté en question, ce n’est rien d’autre que le respect d’un universalisme juridique qui, jusqu’à présent, n’a été que verbal, et lorsque le moyen utilisé à cette fin est la participation militante à la délibération collective sur le sens qu’une société entend donner à des institutions centrales telles que le couple et la famille. Sur le fond comme sur la forme, la revendication du mariage ne fait que prendre le républicanisme au sérieux, quel que soit l’art que l’on peut mettre par ailleurs à triturer dans tous les sens les concepts issus de la philosophie politique pour donner raison à ses ignorances et à ses préjugés les plus banalement conservateurs et/ou répressifs.

La perspective du mariage pourrait susciter des réserves d’une autre nature, qui s’appuieraient cette fois sur les inquiétudes que ne peut manquer de provoquer le passage de la discrimination au conformisme le plus morne7. Car dans le Pacs et plus encore dans l’éventuel mariage à venir, on pourrait être tenté de voir le triomphe paradoxal d’un familialisme

qui, plutôt que de continuer à exclure, comprend qu’il vaut mieux intégrer en absorbant la singularité apparente que représente le couple de personnes de même sexe. Le mariage serait la ruse suprême d’un bio-pouvoir qui a intérêt à voir dûment casé et sexuellement stabilisé, c’est-à-dire juridiquement et sanitai-rement contrôlable, ce contaminateur potentiel qu’est encore le gay8. Contre-partie du fantasme hétéro qui voit le monde homo dominé par un hédonisme sans freins, il offre l’image rassurante, très en vogue en ce moment à la télévision (loi de l’excès contraire oblige), de l’homo bien gentil et parfaitement épanoui dans le cadre classique du couple – bientôt capa-ble de devenir un père (ou une mère) de famille respectable ?

Certes, les transformations récentes de la famille qui vont dans le sens d’une conception moins inégalitaire des tâches et des rôles, ainsi que la remise en cause féministe du patriarcat, ont depuis longtemps marqué des points, suffisamment en tout cas pour que l’institution du mariage s’en soit trouvée profondément modifiée. Et que personne ne puisse être donc suspecté d’apporter, sous le masque de l’hétérodoxie, de l’eau au moulin d’un modèle rigide hérité de la domination masculine. Mieux, un des avantages de l’extension aux couples gays et lesbiens serait de discréditer plus encore les éléments de domination qui subsistent dans le mariage « traditionnel ». Elle contribuerait sûrement à laïciser pour de bon le lien matrimonial, mais aussi à assumer la dissociation entre la procréation comme fait quasi naturel et la parentalité comme fait social9. Mais en même temps, une critique non-conservatrice du mariage homo garde une certaine pertinence. Elle donne un sens au malaise qui naît du constat que, en France plus qu’ailleurs, la légitimation politique des luttes homosexuelles a été favorisée par un courant freudo-marxiste qui voyait en elles des creusets pour l’invention de formes de vie expérimentales et subversives par rapport à l’ordre patriarcal et aux normes bourgeoises – et que cela risque d’être désormais totalement occulté. Elle permet de poser franchement la question de savoir s’il convient de définitivement jeter aux oubliettes le fait que ces luttes ont étayé leurs thèmes sur une philosophie qui mettait l’accent sur la valeur de la différence et de la singularité contre l’oppression qu’exerce la tendance à l’unification et à la normalisation, quelles qu’en soient les formes.

Il est bien vrai que la talon d’Achille de la revendication du mariage consiste en ce qu’elle semble consacrer un retournement complet et peut-être inquiétant par rapport à la configuration dominante des années 60 et 70, dans la mesure où elle accrédite et légitime pleinement désormais l’image de l’homo dépolitisé(e), replié(e) sur sa vie privée et n’aspirant qu’à la terne normalité parentale. Si paternaliste et naïve en un sens qu’ait pu apparaître la position de Bourdieu exigeant en quelque sorte de la lutte homo qu’elle se porte à l’avant-garde du mouvement social et lui accordant pour ce faire une sorte de lucidité spéciale en raison de sa marginalité, elle touchait donc juste10. Car même si l’on ne peut décemment reprocher à quiconque d’en avoir marre d’être traité(e) en citoyen(ne) de seconde zone et de le dire, l’idée d’une activité politique qui s’épuiserait dans la conquête de simples droits à adhérer aux normes existantes et à rejoindre le camp majoritaire n’est pas satisfaisante. Elle trahirait par ailleurs la forte impulsion à la fois critique et éthique que les différents mouvements de lutte contre le sida ont incarné avec succès dans les années 80 et incarnent encore, dans des styles certes très différents. Selon les circonstances, la part de révolte qui s’articule à l’engagement peut varier, de même que le lien qui unit les intérêts particuliers d’une minorité à des intérêts plus facilement partageables peut s’avérer plus ou moins visible et fort, mais en aucun cas l’une et l’autre ne peuvent s’effacer. Ainsi, ce n’est pas d’abord en cherchant à s’approprier les normes dominantes quand elles se font plus libérales qu’une culture politique homo se montre responsable ; c’est en aiguisant la sensibilité aux pathologies sociales qu’elle se trouve mieux préparée à comprendre et en y réagissant à son échelle et selon ses moyens.

Dit autrement : aujourd’hui comme hier, l’avènement de formes de vie post-conventionnelles (c’est-à-dire créatives, libérées de la charge de reproduire des modèles de conduite fournis par la tradition, et capables de s’orienter en fonction de valeurs universelles) reste en partie conditionné par la protection et surtout l’invention de formes de vie non-conventionnelles (disons minoritaires) ou, du moins, pas trop conventionnelles, même si personne, pas même les gays, ne détient le monopole de cette voie-là. Pour cette raison, il y a de bonnes et de nombreuses raisons, surtout aujourd’hui, d’estimer logique et de préférer qu’une identité homo assumée s’articule en quelque manière au choix d’une vie responsable, c’est-à-dire politique, plutôt qu’à un repli communautaire à distance de tout engagement politique ou encore au choix d’une vie purement privée11. Mais cela ne concerne en aucune manière la question de principe de savoir s’il convient d’offrir à chacun, si cela lui chante, la possibilité de bénéficier de la condition d’homme ou de femme marié et de parent, question qui se règle au moyen d’une argumentation morale et juridique, autrement dit tout à fait indépendamment des évaluations que nous sommes par ailleurs en droit de porter sur les choix de vie singuliers. Or, de ce point de vue, il ne peut plus exister aujourd’hui aucune sorte d’ambiguïté : il faut que soit proposée à tous la possibilité de choisir entre le Pacs et le mariage, et que soit pareillement assuré l’accès égal à l’adoption et/ou à la procréation médicalement assistée.

Philosophe, auteur de Jurgen Habermas, une introduction, éd. Pocket/La découverte, 2001.

(1) F. Martel, Le rose et le noir, Points-Seuil, 2000.
(2) F. Leroy-Forgeot, Histoire juridique de l’homosexualité, PUF, 1997.
(3) D. Borillo et P. Lascoumes, Amours égales ?, La découverte, 2002.
(4) D. Borillo et E. Fassin (dir.), Au-delà du Pacs, PUF, 2001.
(5) D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999.
(6) F. Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Seuil, 1999.
(7) B. Ogilvie, « Anthropologie du propre à rien », Le Passant Ordinaire, n° 38, p. 45-48
(8) P. Pinell (dir.), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, PUF, 2002. Iacub, Le crime était presque sexuel, Epel, 2002.
(10) P. Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998.
(11) D. Lestrade, Act Up, une histoire, Denoël, 2000.

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