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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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L’utopie nouvelle des corps amoureux

La représentation théâtrale comme mode de socialisation sexuelle
L’heure est à la médiatisation des tournantes. L’inquiétude n’est-elle que médiatique ou bien reflète-t-elle de nouveaux comportements sexuels d’adolescents désorientés ? Les enquêtes sur le sujet font apparaître des désarrois et des troubles sociaux en cascade. Il semble bien que notre époque ne soit guère mieux lotie que les précédentes en la matière. Malgré les discours nombreux et généreux sur la sexualité qui se succèdent depuis trente ans, la misère sexuelle de la jeunesse (mais seulement d’elle ?), selon la formule de Wilhem Reich, reste d’actualité. Certes, il faut se méfier des jugements hâtifs qui tendent à considérer les comportements sexuels, notamment des jeunes, comme problématiques ou décadents, pareilles arguties ayant toujours eu cours de la part des plus âgés vis-à-vis des plus jeunes. La mémoire de ses propres errements et débordements en la matière est, chez l’humain, souvent courte. Toutefois, il serait également inconséquent, sous prétexte d’ouverture d’esprit, de nier d’éventuels problèmes sociaux. Certes, le viol n’est pas une donnée récente et les historiens nous apprennent que celui-ci était monnaie courante par exemple à l’époque moderne. Si celui-ci a toujours eu cours, il est à noter une recrudescence des plaintes et de sa médiatisation. Phénomène d’autant plus surprenant que l’on se plaît à penser l’époque contemporaine comme libérée et permissive. L’âge des premières rencontres et du passage à la sexualité est globalement plus précoce et plus facile qu’il y a cinquante ans. Les possibilités de vivre une sexualité revendicative ou épanouie sont apparemment plus aisées. Il faut pourtant se méfier

des projections et des généralisations auxquelles chacun a tendance à se livrer. Il n’est pas certain que les plus jeunes, et parmi eux les plus défavorisés, soient logés à la même enseigne.

Même si la critique a mauvaise presse chez les intellectuels et chez tous ceux qui se sont battus pour le libre accès à la parole et au droit de disposer de son corps et de sa sexualité, la multiplication des discours sexuels, et plus explicitement pornographiques, constituent un horizon qui n’est pas loin de sombrer dans l’aliénation quand ils sont auto-suffisants. Si les jeunes se socialisent à la sexualité à partir des productions médiatiques, l’offre a considérablement évolué depuis les années 60 où l’on admirait les petites culottes blanches dans les catalogues de la Redoute ! C’est par le biais des vidéos et des sites Internet que l’on a aujourd’hui accès à une sexualité qui a plus à voir avec de la science-fiction sexuelle qu’avec une initiation au corps à corps. Si accuser la pornographie en soi est une voie sans issue qui méconnaît la pluralité des productions existantes et qui ne peut conduire qu’à une attitude rétrograde de censure et d’hypocrisie sociale, il faut prendre en compte le récepteur pour juger de l’influence du message. Une même proposition ne peut avoir le même effet selon le vécu de la personne. C’est peut-être moins le produit en lui-même qu’il faut juger que sa diffusion. Si toute attitude restrictive a toujours pu être con-tournée et a montré ses inévitables limites, la facilité d’accès aux informations et la circulation des produits rend, aujourd’hui plus qu’hier, cette solution impensable. De plus, les frontières à tracer entre les âges et les contenus ne peuvent que déboucher vers des compromis boiteux et insatisfaisants. C’est par conséquent une autre voie qu’il faut chercher. Toujours remise à plus tard, une véritable éducation à la sexualité devient un impératif et une urgence sociale.

Le libéralisme imprime des valeurs individualistes, exprimées dans le culte de la performance, de la rentabilité et du contrôle de soi et d’autrui. Il a récupéré les discours critiques qui auraient pu le contredire, comme le bonheur d’une jouissance immédiate exacerbée par lui dans la consommation, ou encore la valorisation des corps réduits à un esthétisme normatif. Ceux qui ne disposent pas des codes de déconstruction en font les frais. Ainsi la pornographie, de contre discours contestataire, s’est muée en faire-valoir légitimant des valeurs dominantes sous les allures de la dissidence. Canons de la beauté, idéologie de la rentabilité, culte de la performance, apologie du quantitatif, maîtrise de soi et domination d’autrui, réitération des valeurs sexistes, aliénation de la sensibilité de l’épiderme à l’unité orgasmique… Il est possible d’allonger la liste, ce qui importe est la prise de distance que l’on consent avec l’énonciation. Il faut s’interroger sur la façon dont chacun s’approprie la pornographie selon les codes de lecture dont il dispose. Quoique l’on pense de la pornographie, il est différent de l’aborder après avoir connu, ou non, des relations sexuelles et des histoires d’amour. Ce n’est donc pas une impossible interdiction qu’il convient d’atteindre, mais une véritable éducation à l’amour et à la sexualité qui permette à chacun de multiplier les expériences, et ce faisant les points de comparaison.

Mais l’époque est prise dans les rets de ses contradictions, car si les discours et les images se multiplient, les possibilités de vécu réel évoluent en proportion inverse. La relation de l’un et de l’autre n’est sans doute pas fortuite. Agence matrimoniale, club de rencontres, réseau Internet, les adultes se plaignent également de solitude et de difficultés à se retrouver. Plus encore, toute relation avec la jeunesse est passible de pénalisation et de plus en plus soumise au tabou du noli tangere que dénonçait déjà René Scherer. L’interdit de contact ne facilite pas l’explicitation des dimensions corporelles de l’existence, quand par ailleurs les jeunes sont invités à des propositions virtuelles aussi diverses que nombreuses. L’école, qui n’a jamais trouvé les mots justes pour aborder les questions de sexualité, flirtant soit avec une approche mécaniste et génitale, soit avec un traitement niais et édulcoré de la réalité charnelle, est de moins en moins à même de relever un défi pourtant de plus en plus urgent. Rares sont les institutions qui, comme la Fondation 93, organisent une réflexion et une éducation à la sexualité, constatant l’étendue des besoins et des carences dans ce domaine, notamment auprès des jeunes des milieux défavorisés, laissés à eux-mêmes, c’est-à-dire à la dictature du système marchand, pour leur propre formation. Des actions annuelles avec les jeunes et les éducateurs, couronnées par une journée de restitution et de mise en commun, a lieu depuis deux ans. Elles interrogent la question de la transmission et des façons de bien parler de ces choses.

Parce que le didactisme peut s’avérer roboratif et produire par ses lourdeurs l’inverse des conséquences escomptées, l’approche artistique nous paraît être une médiation intéressante et à explorer. Par une habitude de pensée, aussi stupide que suspecte, il est coutume de réserver le traitement du sujet à un public averti, c’est-à-dire adulte. Non que ce dernier n’en ait besoin, mais c’est, au contraire, auprès de la jeunesse, pour les raisons évoquées ci-dessus, qu’il nous paraît utile d’aller. C’est le sort que nous souhaitons au spectacle proposé par la compagnie Le Voyage intérieur, « Chez moi dans ton cœur ». Outre une mise en scène originale inventée par Léa Dant, avec une structure étonnante pour l’occasion, l’écriture de la pièce traite sans un seul mot d’un sujet difficile du fait de sa banalité. Comment présenter la rencontre entre deux êtres sans tomber dans les stéréotypes, la niaiserie ou la vulgarité ? Il faut une certaine inconscience, mais aussi la candeur et l’innocence d’un regard neuf pour oser s’atteler à pareille aventure. Un homme, une femme : il ne faut lire ici aucun hétérosexisme, les acteurs sont interchangeables, dans la mesure où c’est l’expérience de tous et de toutes qui est présentée. Le premier homme, la première femme, rencontre originelle, parce que toujours nouvelle. La relation sexuelle, dont on perçoit immédiatement en quoi elle est amoureuse, est chargée de toute la beauté et de tous les mystères du monde. Langage universel que chacun charge des signifiants qui sont les siens en fonction de son vécu. C’est bien là la gageure et le pari réussis de cette proposition artistique.

Dès son arrivée, le public est prévenu de la confusion délibérée entre sexe et sentiment. Contre un dualisme réducteur qui oppose l’un à l’autre, et qui trace des frontières artificielles, le spectateur entre par une sorte de sexe géant qu’il découvre en solitaire et en toute obscurité jusqu’à un alvéole qui ressemble à un cœur. Rejoignant là une partie du public, chaque groupe va faire connaissance avec un des personnages dans son expression la plus simple. Découverte de soi, de son corps et de son intimité qui conduit à l’autre et au partage. Le rideau tombe pour que s’ouvre le jeu des corps mêlés entre exotisme et familiarité. Rien d’extraordinaire, si ce n’est la simplicité de la grâce et de l’éblouissement réciproque. L’espace intime devient le lieu du spectaculaire et l’expérience de chacun qu’elle évoque, le terrain de l’aventure. Toutes les rencontres s’y trouvent exprimées tout en signifiant ce qu’elles ont de singulier et d’unique à chaque fois. Surtout, ce sont les dimensions habituellement occultées de l’expérience qui sont magnifiées. Le sexe, s’il n’est pas nié, n’occupe pas le centre du motif. Dire, par l’expression du geste, combien la jouissance ne réside pas dans le seul orgasme mais dans l’affleurement de l’épiderme, la caresse et le regard. La présence de l’autre enveloppante et le son de sa voix comptent tout autant que les dimensions performantes de ses exploits sexuels. Bref, ce sont les dimensions polymorphes de la sexualité qui sont réhabilitées face à une approche génitale restrictive. La tendresse n’est pas réservée ou disjointe de la sexualité, mais en compose une dimension nécessaire.

On pourrait déduire de ces images une vision assez réactionnaire de la sexualité, enfermante et repliée sur elle même, exclusive et autiste. Ce serait omettre que le public est là, enfermé lui aussi dans la bulle que ce couple forme, obligé de partager le rayonnement énergétique de ces ébats. Le couple ne se suffit pas longtemps, car comme le mentionne le texte de présentation du spectacle, « on aime à raconter, à partager lorsqu’on est com-blé ». Se trouve ainsi remise en question l’idée même du couple par sa représentation dans l’espace public et c’est peut-être là l’idée la plus intéressante qui dérange et provoque un malaise chez le spectateur. L’amour n’est pas une affaire individuelle et privée ; la rencontre entre deux êtres intéresse le collectif, qu’il engage, interroge et irradie. Ce qui a été fait pour la sexualité dans les happenings politiques des années 60 est porté ici à la dimension amoureuse. Une sexualité réconciliée avec l’amour ne concerne deux êtres que dans la mesure où elle les ouvre sur les autres. Le « sale petit secret », comme se plaisait à le définir Lawrence, que l’on conserve jalousement pour soi et pour son espace intime, est proposé généreusement com-me une invitation. L’ouverture sur l’autre est ouverture sur les autres, source d’altruisme. Ce qui pourrait s’enliser aisément dans de bons sentiments lourdauds et niais est sauvé par la transcendance. Est questionné également le lien entre amour et sexualité, trop souvent présenté comme antagoniste. Du reste, le spectacle ne dure qu’une heure et non toute une vie, preuve que l’amour peut s’exprimer y compris dans les relations et aventures sexuelles épisodiques, contrairement à ce que tend à affirmer le sens commun..!

Parce qu’il repose sur le registre du symbolique sans esquiver le caractère physique et corporel de la sexualité amoureuse et qu’il insiste sur la « poéticité » de l’existence réconciliée avec elle-même, c’est-à-dire avec les autres, ce spectacle nous semble être une approche intéressante pour parler visuellement à des enfants et des adolescents souvent rebutés par les conversations sur ce thème avec les adultes, mais néanmoins avides de connaissances. Façon de leur présenter une image non dégradante du corps à corps. C’est aussi pour tous une façon de rêver, y compris à ce que l’on a déjà vécu, telle position, tel geste, tel jeu, tel regard rappelant au plus profond de nous des expériences corporelles. C’est une initiation au geste et au contact, à célébrer la lenteur de la prise de connaissance comme dimension fondamentale de l’échange. Les adolescents trouveraient dans le rapport au corps, souvent problématique chez eux, sans doute matière à plaisanter, mais aussi à dédramatiser des repères difficiles à atteindre.

En construisant un espace symbolique de représentation, le théâtre est une façon de dépasser les antagonismes et les blocages anciens. Moyen de parler autrement, c’est aussi une possibilité d’interroger les modes de pensée et les conditionnements. Dans un autre style, le Théâtre de l’Unité propose dans « Les Chambres d’amour », une parodie du bordel où les clients (et clientes) montent seuls, les uns après les autres, dans des chambres avec un acteur qui leur récite en toute intimité, allongé dans le même lit, des poèmes d’amour ou des textes plus licencieux. Façon de dédramatiser le sexe, d’en rire aussi (comme le fait également Tuchen avec « La Rue Licencieuse »), mais surtout de perturber les associations mentales. La compagnie Ilotopie dans « L’amour toute la nuit » a été plus loin encore dans

l’engagement corporel entre acteurs et publics. Performance qui explore les différents états amoureux, et où chacun peut adhérer aux formes qui lui conviennent le mieux. Les parcours individuels des spectateurs sont tous différents, au cours d’une nuit de représentation et de propositions démultipliées. Ils soulignent la singularité et l’unicité de chacun. Ces diverses formes artistiques enrichissent les perceptions sur le thème et contribuent à une vision apaisée, réconciliée. Ils peuvent être un point de départ intéressant pour aider à la verbalisation et à l’échange. Il ne s’agit pas de croire trouver par la médiatisation théâtrale une solution-miracle aux questions d’éducation sexuelle et de comportements déviants. Bien évidemment, les problèmes sociaux dépassent les seules forces des artistes, mais il s’agit là d’ouverture et d’expressions différentes à ce que la société de communication offre habituellement. C’est une façon de faire voir autre chose et d’insuffler ainsi de nouveaux rapports humains pour con-struire, peut-être, de futures utopies.

Sociologue, auteur de La déliaison amoureuse. De la fusion romantique au désir d’indépendance, Armand Colin, 1999.

À lire :
Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Armand Colin, 1997.
Blandine Grosjean, « Ados, porno, bobos », Libération, 23 mai 2002.
Maryse Jaspard, La Sexualité en France, La Découverte, 1997.
Hugues Lagrange, Brigitte Lhomond, L’Entrée dans la sexualité, La Découverte, 1997.
René Schérer, Georges Lapassade, Le Corps interdit, Essais sur l’éducation négative, ESF, 1980.

Sites et contacts :
Compagnie Théâtre de l’Unité : http://www.theatredelunite.com
Compagnie Ilotopie : www.ilotopie.com
Compagnie du Voyage Intérieur : voyageinterieur@yahoo.fr
Fondation 93 : contact@fondation93.org

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