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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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Une constitution anti-sociale pour l’Europe


Depuis quelque temps, Valéry Giscard d’Estaing refait son apparition dans les journaux et à la télévision. Un peu vieilli certes, surtout au regard des images de « Partie de campagne », tournées au cours de la présidentielle de 1974, que nous a laissées Raymond Depardon et qui, avec le recul, montrent dans sa crudité le politicien égocentrique, hautain, cynique et assoiffé de pouvoir. Visiblement l’Ex, comme l’appelle Le Canard enchaîné, est toujours ravi de pouvoir poser devant les caméras et de faire l’important.

Le nom de l’ancien président de la République français est régulièrement cité par les journalistes des différents pays dès lors qu’il est question de construc-

tion européenne. Récemment encore, le 7 novembre 2002, ses propos agressifs, violemment opposés à toute entrée future de la Turquie dans l’Union, ont été largement repris. Il est vrai qu’il n’y allait pas de main morte, l’Ex : « Ce serait la fin de l’Union européenne ». A cette occasion, il s’est fait une fois de plus le porte-parole des milieux catholiques européens les plus réactionnaires qui semblent désormais n’avoir qu’une hantise : l’entrée dans l’union d’un pays de tradition musulmane. Pourtant, cette entrée est prévue depuis l’accord d’association avec l’Union qui date de 1963. Les chrétiens-sociaux bavarois, relais habituels du Vatican, ont été doublés cette fois par celui qui, hier, prétendait incarner la modernité triomphante dans une France lasse du gaullisme et qui aujourd’hui se fait le héraut d’une Europe-forteresse chrétienne.

Si Giscard a pu faire ce come-back dans l’espace politique médiatique, c’est parce qu’il préside une assemblée relativement peu connue du grand public, appelée Convention sur l’avenir de l’Europe. Celle-ci est composée de représentants nommés des gouvernements, de la Commission européenne et des parlements nationaux des quinze pays de l’Union et des pays candidats. Par exemple, ceux qui ont été attentifs ont pu apprendre, fin novembre 2002, le remplacement tardif au sein de cette Convention de l’ex-ministre des Affaires européennes de Jospin, Moscovici, par le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Raffarin, de Villepin. Depuis fin février 2002, cette assemblée se réunit tous les mois pour, nous dit-on, réfléchir sur l’organisation des pouvoirs au sein de l’Europe élargie et surtout pour élaborer dans une relative discrétion une Constitution destinée à 460 millions d’Eu-ropéens. Cette Constitution est sensée être prête pour 2004, c’est-à-dire à la veille des nouvelles élections européennes de la future Europe élargie.

Cependant, ce dont on débat le plus dans cette assemblée est davantage lié à la forme qu’au fond. Par exemple, on discute pour savoir s’il faut envisager ou non l’élection d’un président de l’Union européenne. Il est vrai que Giscard se verrait bien terminer sa carrière en président de cette Union, après avoir présidé aux destinées de la France et, en Auvergne, à celles de Vulcania.

Quant au fond, la réflexion semble très limitée. Sans surprise, la discussion sur l’Europe sociale et démocratique reste à un stade embryonnaire. L’affirmation des droits sociaux et démocratiques n’est manifestement pas la priorité des mem-bres de cette assemblée. Il ne faudrait cependant pas y voir uniquement le résultat d’un blocage occasionné par la frange la plus conservatrice de ses membres, car le groupe des « socialistes européens » est majoritaire dans cette assemblée : il y a peu de temps, il détenait encore 63 mandats sur 105. On a beau chercher, on ne trouve pas de différences significatives entre les positions exprimées par les représen-

tants « socialistes européens » et celles des représentants de la droite officielle. De là, la crainte exprimée par de nombreux observateurs critiques qu’une poignée de technocrates ne prépare, dans une opacité certaine, des règles du jeu institutionnel européen en faisant l’impasse complète sur les droits sociaux. Cette crainte est d’autant plus justifiée que depuis l’Acte unique et le Traité de Maastricht, la construction européenne vise exclusivement la formation d’une Europe-marché. La constru-ction de l’Europe sociale n’en finit pas de se faire attendre.

Actuellement, les droits sociaux sont mentionnés dans les textes de la plupart des constitutions nationales des Etats membres. Ces dernières expriment le plus souvent l’adhésion à l’esprit des Lumières et enregistrent de facto les rapports de forces sociaux favorables aux travailleurs lors des phases cruciales de la lutte des classes. Ainsi en France, la constitution de la IVe République adoptée après la Libé-ration, en 1946, se réfère-t-elle dans son préambule aux Droits de l’homme et af-firme-t-elle tout un ensemble de principes politiques, économiques et sociaux. Sans être exhaustif, rappelons-en rapidement quelques-uns : elle « garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ». De même « tout hom-me persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Elle reconnaît le droit de grève, mais aussi le service public et elle envisage explicitement son extension : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Face aux ravages du chômage, elle affirme « le droit d’obtenir un emploi ». Par ailleurs, l’Etat a le devoir d’organiser « l’enseignement public gra-tuit et laïque à tous les degrés ». Enfin dans les relations avec les autres Etats et peuples, « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ».

L’actuelle Constitution de la Ve Répu-blique, constitution bonapartiste pourtant plus que critiquable en bien des points, se réfère explicitement au préambule sur les droits sociaux de la Constitution précédente. Et elle affirme d’emblée : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Bien sûr la constitution du 4 octobre 1958 est aussi celle du « coup d’Etat permanent » selon la formule judicieuse d’un Mitterrand pour une fois bien inspiré alors qu’il se retrouvait dans l’opposition à de Gaulle (… mais après 1981, il n’a eu aucun mal à oublier sa formule assassine et à se couler dans la constitution gaullienne). Certes, il ne suffit pas de reconnaître des droits sociaux pour qu’ils soient mis en pratique. Malgré des avancées, nous sommes toujours très loin de l’égalité entre hommes et femmes. Le droit d’asile est quotidiennement bafoué, de même que le droit de grève. Par ailleurs, nous assistons au démantèlement progressif des services publics tant par les libéraux bon teint que par les libéraux honteux. Les social-libéraux jospiniens n’ont-ils pas davantage privatisé que les gouvernements de droite précédents ? Pensons aussi au transfert systématique vers le privé de toute une série de services intégrés au sein d’établissements ou de collectivités pu-blics, qu’on pense aux cantines scolaires, à la sous-traitance de travaux par EDF ou GDF ou à la privatisation de nombreux services municipaux. Ni les uns ni les au-tres n’ont songé une seconde à s’appuyer sur l’un des passages du préambule de la Constitution de 1946 cité plus haut pour demander la nationalisation de tel ou tel groupe monopolistique et, ce faisant, renforcer et élargir le service public plutôt que de l’affaiblir. Enfin la laïcité elle-même semble menacée tant dans l’enseignement que dans d’autres dimensions de la vie sociale. Cependant, malgré toutes ces limites, il n’en reste pas moins que ne plus reconnaître les droits politiques, éco-nomiques et sociaux dans la future constitution européenne représenterait une régression fondamentale par rapport à l’affirmation, au moins sur le plan des principes, des valeurs de solidarité, de justice et d’égalité.

La Convention pour l’avenir de l’Europe présidée par Giscard envisage désormais de transformer une anémi-

que Charte des droits fondamentaux de l’Union issue de la première Convention (en 2000) en préambule de la Constitution européenne. Les « socialistes européens » majoritaires dans l’assemblée n’y trouvent rien à redire, alors que depuis des années ils nous font croire que l’Europe de la marchandise à laquelle ils ont souscrit ne serait que le premier pas vers la constru-ction de la belle et grande Europe sociale à laquelle ils aspireraient et que précisément ils seraient là pour assurer la prise en compte de cette dimension sociale qui certes tarde un peu à l’être, mais en faveur de laquelle laborieusement ils n’arrêteraient pas d’œuvrer. Or, que constatons-nous ? Malgré le nombre important de chômeurs et de précaires en Europe, cette Charte ne contient ni le droit au travail, ni le droit aux allocations de chômage ou aux minima sociaux, ni le droit au logement, ni le droit à la pension de retraite (bien au contraire même, partout le démantèlement de ce dernier droit est programmé).

A l’heure de l’offensive libérale tout azimut qui ne ralentit pas, les contempteurs du marché se gardent bien de donner la moindre garantie écrite dans un texte destiné à figurer dans la future loi fondamentale européenne. Si sur des questions mineures les différentes sensibilités peu-vent éventuellement s’opposer, sur la question des droits sociaux les conservateurs bon teint, les fondamentalistes libéraux ou les nouveaux convertis à la religion du marché, les social-libéraux, se retrouvent à l’unisson. Lors des séances consacrées à ces questions dans le cadre de la première Convention, on aura vu des parlementaires libéraux et conservateurs justifier cyniquement la mise à l’écart de ces droits avec l’argument suivant : « Ce sont des promesses qu’on ne pourra plus tenir à l’avenir »… et un représentant britannique assurer que « Monsieur Blair n’acceptera jamais de telles contraintes ».



Roland Pfefferkorn*

* Derniers ouvrages publiés : Déchiffrer les inégalités, Syros-La découverte, 1999, 400 pages ; et Hommes-femmes, quelle égalité ?, Les éditions de l’Atelier, 2002, 350 pages (tous deux écrits avec Alain Bihr).

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