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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°43 [février 2003 - mars 2003]
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Les visiteuses du bout de l’Europe


Qui je suis n’a pas d’importance. Il importe seulement de savoir que j’ai élu demeure sur un vieux continent que d’aucuns nomment l’Europe et que je préfère, pour ma part, qualifier par ces anciens noms de pays qui pendent encore aux langues des habitants, avant qu’une rumeur commune ne balbutie dans les feuillages des villes et ne suggère une vie de torpeur enroulée aux écus d’or des rêves d’autrefois. Je ne peux pas dire que je suis réellement d’un pays particulier. Toutes les vies me concernent, les brèves comme les longues, les glorieuses comme les ordinaires. Mon penchant, cependant, en raison de mes vertus sociales peu développées, va aux gens de peu, ceux que l’exploitation réduit au pas grand chose, au presque rien. Non que je minimise la force du luxe et de ses agents zélés. Mais j’ai un faible pour la faiblesse. Savoir si je suis faible ou si je paie ma contribution, modique certainement, à l’armée des bien portants relèverait d’un nouveau récit qu’un autre membre du genre humain, tout en jambes, bras et tête pourrait écrire. A tout prendre, je préférerais (mais puis-je vraiment nommer mes préférences ?) qu’une femme s’empare de ma vie et en dessine les coins et recoins, au crayon ou au fusain gras. Qui sait où s’arrêteraient mes fuseaux et où mon heure commencerait ? Peut-être serais-je visible quelques minutes par jour, à Stockolm, Genève ou Tolède. Peut-être parviendrais-je à disparaître pour de bon, sauf dans les pubs anglais où ma pente naturelle m’incline à séjourner plus longuement qu’ailleurs. De moi il ne sera donc pas question dans ces histoires sentimentales, sauf par ricochets quand les bris des existences laissent deviner les reflets de ma pauvre vie.

Qui je suis n’a pas d’importance. Il importe seulement de savoir que j’ai élu domicile dans quatre villes aux quatre bouts de l’Europe. Prétendre que je les ai habitées au même moment ou dans des temps différents n’est pas sans intérêt mais toute vie est confuse et la mienne plus que d’autres. Chacune de ces villes m’a offert un point cardinal, une femme et une boussole pour ne pas me perdre. Aux pires instants de mes égarements, j’ai toujours gardé le cap sur le nord, le sud, l’est ou l’ouest. Dans toutes les villes, j’ai vu des immeubles grands ou petits, des nuages épais ou filandreux, des voitures peuplées de visages beaux à en mourir, indifférents à l’oisiveté des anges. J’ai trouvé des gares aussi et des trains qui m’ont mené vers des villes lointaines dont je ne connaissais, jadis, que le nom qui tremblait souvent sur mes lèvres quand, malheureux, je le prononçais pour sentir combien j’étais enfermé dans des limites invisibles qui, parfois, me donnaient envie de hurler.

J’aurais pu, il est vrai, vivre autrement, franchir des barbelés, escalader des murs et ne jamais partir, habiter des wagons abandonnés sur des rails envahis par la mauvaise herbe. Les vents se lèvent sur les moindres coins du globe. Seule l’envie de vivre me faisait souvent défaut. Assis sur une pierre ou debout la tête dans les nuages, je me serais débrouillé jusque tard dans la nuit, quand le noir fait de tout un rien immense. Le hasard et peut-être aussi un goût immodéré de l’exotisme m’ont donné des villes où me perdre, des femmes pour le regard, des points d’orientation à retourner à leurs expéditeurs.

Jeune homme de couleur blanche, la trentaine, sans talent particulier pour l’argent, sans haine aucune pour le genre humain, cherche villes et femmes à aimer, sans poste restante. Suis-je pauvre au point de grossir les flots de mendiants, suis-je invisible comme un ange sans demeure, ai-je vraiment des papiers pour glisser ainsi de ville en ville tel un passe-muraille aux talents déchainés, suis-je un réfugié politique, un ennemi du capital amoureux des capitales, je laisse ces questions en suspens. Un lecteur avisé les retrouvera, ici ou là, au gré d’une fantaisie incalculable, comme autant de routes qui mènent vers des villes où je me suis peut-être trouvé. J’ai exercé, il est vrai, des métiers différents (voleur, tueur, chroniqueur ?) que peu de gens pourraient identifier à un vrai métier, tant cette notion détient une évidence qui ne convient pas (l’on s’en doute) pour le cas présent. Peut-être serait-il plus exact de parler d’affairement, à condition toutefois de lui enlever sa trame financière qui cadre mal avec une réalité aux abois que je ne présenterai qu’au style indirect. Indirectement j’ai réglé des affaires qui m’ont fait pénétrer dans des vies aussi peu affairées que la mienne.

Savoir comment je suis entré en contact avec toutes les vies ici évoquées est, encore pour moi à l’heure actuelle (où suis-je vraiment à l’heure actuelle ?), une chose partiellement mystérieuse sur laquelle je ne peux réfléchir sans ressentir aussitôt un vertige insoupçonné. J’ignore tout des raisons, dont un esprit omniscient pourrait à coup sûr dresser le bilan, qui m’ont conduit, souvent par effraction, à entrer dans la vie des autres. Car assurément je ne suis pas un ange et je n’ai pas de la science une vue si haute qu’elle m’autorise des pouvoirs dont je ne dispose pas. Toujours est-il que la chose s’est passée. Ma métamorphose s’est déroulée sans que je n’en sache rien. Je suppose seulement, ce sera le mot du début, que bien percevoir le monde est le commencement d’une vie nouvelle, sinon meilleure, du moins rétive aux illusions des frontières.

Les raisons de ma présence à Varsovie ne sont pas clairement établies. Dois-je attendre un train – mais lequel –, suspecter certains espions reconvertis, mais qui sont-ils exactement et comment savoir dans quel wagon ils se trouvent ? Dois-je renseigner la police, mais de quoi ? Ces indécisions chroniques ne m’empêchent pas de savourer mon existence qui reste des plus simples. Je ne recherche pas les plaisirs. Les espoirs passent dans la tête sans moyen de les arrêter. Ils virevoltent à deux pas de moi alors que tout est déjà présent jusqu’à la fatigue. Les yeux rouges, je regarde dans les coins pour voir s’ils viennent me chercher. Je me cache dans la gare centrale, je ne suis pas le seul, beaucoup d’hommes et de femmes font comme moi. J’ai sur eux l’avantage d’avoir de l’argent dans les poches et d’être en bonne santé même si la vieille couverture que je porte sur les épaules ne le laisse pas deviner. Parfois, quand un ivrogne s’approche des cartons sur lesquels je dors, j’aboie comme un chien pour l’écarter et, à mon plus grand étonnement, au lieu de me sauter à la gorge et de me trancher la tête à l’aide d’un canif, il s’éloigne, allant jusqu’à pousser des petits cris plaintifs qui pourraient suggérer un bref instant le sentiment inentamé de l’humanité. Je connais la gare comme ma poche. Je sais où trouver la nourriture, où uriner, de jour comme de nuit. Je repère les points de chaleur, fais leur siège dès que l’urgence s’en fait sentir, parfois au prix de luttes qui n’en finissent pas en jappements, miaulements, bagarres, mutineries.

Je feins d’obtenir de l’argent et j’en obtiens sans savoir vraiment comment, car je ne sais jamais m’y prendre. Lever la main, la laisser dans l’air un bref instant dans l’espoir qu’une pièce viendra croiser sa route et la transformer en caravelle espagnole inspire le plus souvent pitié et dégoût. Peu de personnes savent à quel point je vis dans les marges, dans un infiniment petit qui n’a pourtant rien de comparable avec la pauvreté. Pauvre ou riche, ces adjectifs ne me qualifient pas. Non que je n’en ressente l’urgence imminente, mais ma mission me fait voir les choses autrement. Ma vie est si transparente qu’elle ne résisterait pas à un détecteur de lumière. Si je passais dans un puits du jour, je serais sans ombre ni aspérité aussi lisse qu’un film sous la loupe d’un collectionneur. J’ai pourtant des secrets que je garde jalousement qui, un jour peut-être, ressortiront, au détour d’une histoire, à la faveur d’une région humide propice aux larmes. Mes propriétés sont si vieilles que, parfois, j’éprouve de la terreur à les voir s’éteindre sans que je n’en sache rien, prisonnier d’une tourbe si épaisse que le haut et le bas disparaissent dans une suite, sans musique, d’alluvions sales et noirs.

La gare de Varsovie est un lieu gris peuplé par une armée de gens en haillons dont les plus chanceux ont encore leurs deux jambes pour marcher et courir le cas échéant. Je ne compte pas les culs de jatte, les borgnes, les épileptiques, les ivrognes qui croisent ma route et à qui j’adresse un signe de la main ou une oeillade. Les ennemis du peuple les plus doués sont peut-être parmi eux. Je soigne ma popularité, je donne des conseils, j’attends. Mes échéances ne me sont pas connues, ce qui est indéniablement un avantage. Car aucune journée n’est vide au point de fermer sa boutique et de prendre des vacances. Les visions (je ne me comparerai pourtant pas à William Blake même si je lui ressemble) prennent le dessus et renouvellent partiellement le dessous. Je suppose que chacun ronge ses freins. Les miens n’ont jamais réellement fonctionné. Je roule en roue libre sans savoir où je vais, aussi désordonné qu’un buveur de paroles. Si j’avais à me plaindre je dirais que je mange mon pain blanc chaque jour en éternel affamé, à l’air libre ou le plus souvent caché par les fumées des locomotives.

Je préfère ne pas me plaindre et penser que le monde a un sens dont j’ignore seulement la direction. Le jour je range mes affaires dans une consigne dont je garde la clef enroulée à mon cou. Aussi libre qu’une poussière, personne ne me voit, je ne suis personne. Je vais et je viens, d’un dépôt de vêtements à une baraque à frites. Une bière à la main, je trinque avec deux qui m’observent. Pendant ce temps je suis les lettres du contrat. Je surveille, je compose avec les multiples situations qui font d’une gare un lieu idéal pour l’observation. Car je suis un observateur, non pas du genre officiel mais de la tribu des clandestins, au service des puissants (et les puissants ne manquent pas), tâche particulièrement redoutée et appréciable qui, outre le plaisir de voir sans être vu, plonge celui qui la pratique dans des aventures toujours nouvelles. Je suis donc un aventurier aguerri aux techniques modernes de la filature (jumelles, écouteurs, etc.), un esprit intrépide qui a renoncé au confort de la vie moderne sans pour autant se rendre l’existence insupportable, qui supporte sa croix du moment qu’elle est exposée dans un rectangle clairement délimité par une porte d’entrée et une sortie. La gare de Varsovie fournit précisément de telles conditions. Je vis déjà dans son périmètre depuis plusieurs semaines, soucieux de mieux m’adapter à la mission dont j’ignore encore tout.

Une raison plus subjective, à l’origine de mes amours ferroviaires, m’a précipité dans la gare de Varsovie. Cette raison (je devrais dire déraison si je connaissais réellement le sens de ce mot) s’appelle Kashia. Elle travaille au café Natalys à deux pas des trains qui partent vers l’est et en reviennent. Tous les jours je la regarde jusqu’à ressentir dans mon corps une chaude lumière qui me fait rire jusqu’aux larmes. Tous les jours je photographie ses gestes. J’attends que son histoire devienne mienne ou à défaut que je vole un bout de son silence. S’il est vrai que le soleil se lève à l’est, comment en être réellement sûr, surtout pour moi qui ai tellement les pieds au sol qu’une vache dans les airs serait un motif d’étonnement aussi grand que le départ majestueux du soleil dans l’azur clair, s’il est vrai donc que le soleil se lève à l’est, je ne peux davantage comprendre pourquoi Kashia, c’est ainsi que tu t’appelles, fut la première femme à laquelle je pus m’intégrer, sans qu’elle s’en rendit compte. Je suppose que mon amour pour les pubs et indirectement pour les serveuses a trouvé, au café Natalys, un terreau favorable où mes mauvaises plantes ont poussé à leur gré, contre le mien. Je reste néanmoins le premier surpris par ce pouvoir qu’est le mien, dont je ne cesse, depuis, d’user et d’abuser.

Je profite de mes dons. Respirer ton parfum, scruter les boucles blondes qui se nouent et se dénouent dans ton épaisse chevelure est une grande joie. Dès que tu sens ma présence dans ton dos, tu frappes avec la main gauche sur ton épaule droite, par énervement ou par dépit, comme pour chasser un mauvais démon qui se serait caché dans le creux de ton épaule. Je ne suis pas un mauvais démon, mais évidemment tu n’en sais rien. Seulement j’apprécie mal (ce ne sont que mes débuts) les distances. Je ne suis pas invisible car tu cries chaque fois que tu me vois blotti dans cette couverture marron qui pourrait très bien n’abriter aucune forme humaine, d’où s’échappent seulement des yeux noirs, petits mais vifs, qui chavirent vers toi en trajectoires d’amendes. Ou bien tu fronces les sourcils, continues à remplir un bock ou tu joues à l’indifférente et tes yeux partent vers une pancarte immense accrochée en haut de la gare, test the west. Je m’en vais aussi rapidement que je suis venu, fou évidemment au fond de mon âme noire, fuyant à moitié courbé vers le refuge du docteur Moreau, mon maître, dont je redoute plus que tout de ne rien connaître. Quand je regagne ma tanière, entre trois cartons et une vieille planche en bois, je pense à la mission qui m’attend et je me demande si tu n’en constitues pas le centre névralgique. Il est vrai que mes névralgies sont légion et que j’ai du mal à m’armer pour de bon.

C’est ainsi que tu m’es apparue, la semaine dernière, dans la gare centrale presque déserte, habitée seulement par des policiers en civils et des pauvres en uniforme. Le tramway n°18 te dépose à 6h45 à deux cents mètres de la gare. Tu mets 3 minutes et 32 secondes pour te rendre jusqu’aux portes automatiques qui s’ouvrent à ton passage et se referment aussitôt. Tu laisses la nuit à la nuit. Les lumières bleues du café Natalys chantent pour toi seule. Tu enfiles une blouse blanche, fumes une cigarette, plaisantes avec une autre fille moins belle que toi. 10 minutes plus tard, tu laves les premières tasses, souris aux premiers clients. Tu as de grands yeux bleus qui transforment ton visage en ballon d’oxygène que je ne cesse de respirer dès que j’en ai la possibilité. J’observe tes allées et venues. Tu commences ton travail à 7h le matin, le quittes à 6h le soir. A midi tu manges un zapienka au fromage dans un café près de la gare. Exceptionnellement tu te rends au Mc Donalds, quand une amie vient te voir ou quand ton mari emmène votre fils Witold, pour un hamburger et des frites. J’évoque ces détails en apparence peu intimes afin de mieux faire sentir combien j’en suis venu à entrer dans ta vie et à suivre ainsi, totalement invisible, les méandres de ce que plus tard il sera convenu d’appeler ta pauvre vie. Mais toute vie n’est-elle pas pauvre, la mienne plus que les autres. Réduit à suivre les mouvements des uns, les agitations des autres, je suis devenu insignifiant au point de garder d’extrême justesse une forme humaine que seuls un vieillard presque mort ou un enfant mal né pourraient me jalouser.

Aujourd’hui justement tu te rends au Mc Donald’s. Tu déposes un plateau marron sur une table blanche, t’asseois sur un tabouret gris. Je ne vois ni ton mari, ni Witold. Des néons jaunes éclairent des ballons rouges et bleus. Tu n’attends personne. Les plantes en plastique vert sont plus belles que jamais. Le carrelage en damier noir et blanc brille comme un sou neuf. Tu comptes les pièces qui te restent, les glisses dans une poche de ta veste, croques dans le big mac. Un bout de viande enroulé dans du pain tombe dans ta bouche. Tu les y laisses un instant avant de les engloutir. Une sauce jaune légèrement sucrée reflue à la surface de tes lèvres. Tu reposes le big mac sur le plateau, l’appétit n’est pas au rendez-vous, personne n’est au rendez-vous, une boisson aurait suffi. Tu regardes ta montre, il te reste encore du temps avant de revenir au café Natalys. Des jeunes filles à la jupe courte montent l’escalier comme les dernières actrices à la mode. L’une d’elles ressemble à Katrin Wiesniovski, la frange, les yeux. Ton regard remonte vers la coupole en verre, s’enfuit vers le ciel gris. La pâleur des frites contraste avec le rouge des affiches. Tu croques dans la pâte du royal big mac. Brusquement tu as peur, de ce que tu vois, de ce que tu ne vois pas, du sourire de la caissière, du ciel gris derrière les vitres, des immeubles qui tournent au-dessus de ta tête, des actrices, des jeunes filles, des voyageurs qui s’impatientent au comptoir. En règle générale, tu n’es pas peureuse, j’ai même constaté une certaine audace à propos de deux ou trois faits insignifiants, audace que je mettrai en avant dans mon rapport, si toutefois je fais un rapport car aucune affaire ne se ressemble et ma vie, parfois, prend des tours étranges qui m’empêchent d’être objectif, si toutefois je parviens à donner un sens clair à ce mot, ce dont je ne suis pas sûr, j’aurais même tendance à croire que les fantômes sont partout et que nous n’en savons rien. Pour ce qui est des fantômes de Kashia, j’apprends à les distinguer. L’ennui te fait peur au point que tu aimerais (tu aimerais tellement pouvoir aimer) vivre ailleurs. Depuis une semaine tu as envie de partir. Tu ouvres le sachet de frites, les étales sur le plateau à la manière d’un éventail japonais. Il ne se passe rien. Des enfants tournent autour de la table en criant. Pas plus. Tu cries à ton tour, ils te regardent étonnés, le plus âgé te montre un doigt, tu essaies de l’attraper, ton plateau tombe sur le sol. L’éventail de frites ressemble à un ruban intermittent de lumière noyé dans le coca. Tu descends l’escalier en courant. Tu voudrais pleurer mais la force n’est pas avec toi, trop d’immeubles, trop de tristesse. Comme je l’ai dit j’ai un faible pour la tristesse. Varsovie est une ville triste qui ressemble à toutes les villes tristes. Un tramway traverse la place. Je vois des hommes et des femmes debout dans le tramway. Certains lisent le journal. D’autres ne font rien.

Tu passes devant le palais de la Culture, les mains dans ton pantalon rouge. Le feu passe au vert. Tu accélères pour ne pas être écrasée. La veste que tu as sur les épaules est de trop, tu l’enlèves, le ciel est sans consistance, le palais flotte dans l’air comme une immense cathédrale de béton, trois garçons en jean’s te regardent violemment, tu te retournes, observes longuement le M lumineux du Mc Donald’s. L’enseigne de la firme Sezam se détache sur les toits. C’est l’été. Tu ne pars pas en vacances, tu ne pars jamais, tu t’ennuies, à quand l’hiver. Tu aimes l’hiver quand tu peux dormir sous la couette et qu’il fait froid partout. L’hiver tu es aveugle. Les femmes ont des sacs sur la tête, sur le corps. Les manteaux se frôlent sans se toucher. L’été, de jeunes stars paradent dans la gare, des hommes riches leur offrent des verres, des baisers, une vie au chaud pour toujours, au café Nataly’s ou ailleurs, pour des minutes longues comme des heures, courtes comme une vie. Il te faudra traverser l’été et aussi la place centrale, rejoindre la gare, ne pas oublier le tablier blanc sous le comptoir. Toutes les choses que tu connais, il te faut toujours les refaire. Les choses que tu ne connais pas, tu ne peux jamais les faire. Demain sera demain. Tu gagneras du temps ou parleras avec Katarina. Elle fait ses courses dans un nouveau magasin à Ursanow, loin de chez elle. Chez elle les magasins ont disparu. Tu continues dans les mêmes supermarchés, pour combien de temps encore, tu peux tout faire à pied, c’est une chance, il suffit de prendre un sac et de marcher 2 minutes. Tu n’aimes pas être seule au café en début d’après-midi. Tu restes avec les tasses, les bocks, de l’autre côté du comptoir, tu attends, quoi au juste je ne saurais le dire. Je pourrais te parler mais je n’en fais rien. Je t’observe à distance, that’s all.

Tu longes tous les jours la place centrale. L’immeuble rose sur le coin gauche est ton préféré. L’été tu portes des couleurs vives. Le pantalon rouge contraste avec la veste verte. Tu aimes les couleurs en général comme le nouveau tramway, tout orange. La ville t’entoure avec toutes ses vies que tu ignores, que tu croises parfois, dans une file d’attente, dans un bus, au supermarché, sans que jamais rien ne se passe, ni en bien ni en mal. Les autres femmes se sont mariées au même âge que toi. A vingt-deux ans tu attendais un enfant. Maintenant il a six ans, tu en as ving-huit, la roue tourne, mieux pour les autres, Natalia est partie 15 jours avec son entreprise, Katrin est invitée chez ses beaux-parents le dimanche, Valéria peut faire garder son enfant. Tu ne pars jamais au bord de la mer, à la campagne, tu restes à Ursanow. Les midis tu te promènes dans le marché aux légumes et aux fruits en rêvant à des vies incompréhensibles, ailleurs, entre deux avions, entre deux hommes, des vies où le champagne coule toujours et où la tristesse, jamais, ne vient, sauf peut-être au petit matin quand les traits du visage ne sont pas encore recouverts d’une épaisse poudre rose. Je pourrais te parler mais je n’en fais rien, je t’observe à distance, that’s all.


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