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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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Succession Lagardère

La norme ou l’énorme
Comme tout un chacun, j’ai depuis longtemps ma petite idée sur ce qui, dans le monde actuel, est normal et sur ce qui ne l’est pas. Invité à exposer mon point de vue, je cherchais un angle pour aborder mon propos quand l’actualité est venue opportunément m’en offrir un : la disparition de Jean-Luc Lagardère.



Cet événement a le mérite de mettre en pleine lumière quelque chose qui constitue, à mes yeux du moins, un aspect de notre monde à la fois essentiel et profondément anormal.

Ce qui en l’occurrence m’a particulièrement frappé, une fois de plus, ce n’est évidemment pas l’unanimité dans la louange qui est montée de toutes les sphères dirigeantes, amplifiée comme il se doit par les grands médias qu’elles contrôlent financièrement et/ou idéologiquement. Tout ce monde de l’argent, du pouvoir et du pouvoir de l’argent, rendait hommage à l’un de ses membres les plus représentatifs et les plus puissants, une incarnation exemplaire du système capitaliste en France. Ce ne sont pas non plus les commentaires relatifs à la succession à la tête de « l’empire » Lagardère, du jeune Arnaud, héritier désigné du trône à son tour couronné, à propos duquel on sentait poindre, sous la couche onctueuse des éloges, comme une interrogation un peu inquiète, peut-être plus rhétorique que réelle, quant à sa capacité personnelle et à sa volonté de marcher dans les pas de son père.

Non, ce qui m’a frappé, c’est qu’à aucun moment, pas plus dans les commérages de boutique que dans les bavardages médiatiques, je n’ai entendu la moindre réflexion sur la légitimité même de cette passation de pouvoir d’un magnat de notre temps à son fils.

Car enfin, voilà un jeune homme qui, jusqu’ici, ne s’est, comme on dit, donné que la peine de naître, et qui n’a jamais, que l’on sache, œuvré au bonheur de l’humanité ni fait preuve d’un génie personnel hors du commun, en tout cas pas plus que quelques millions d’hommes et de femmes de sa génération, qui se trouve placé soudainement, du seul fait de sa naissance, en position de décider du sort d’une foule d’humains, de peser de tout le poids de ses possessions, de ses milliards et de ses réseaux d’influence, sur leur existence et sur le fonctionnement de l’Etat, comme le ferait un dieu tout-puissant, et personne, ou presque, ne trouve cela énorme, fou, aberrant, arbitraire, exorbitant, inique, personne ou presque ne semble y voir un défi au bon sens et au bon droit, un scandale au regard de la raison ni une injure à la morale ! Nulle protestation officielle des syndicats, du mouvement associatif, des partis de gauche ou soi-disant tels, des Eglises, des professionnels du droit-de-l’hommisme, nulle manifestation de rue ou de campus, rien qui dénote la moindre indignation dans le corps social ni la moindre révolte.

Au contraire, il semble qu’aux yeux de la plupart, cette succession automatique paraisse tout à la fois légitime, juste, logique, rationnelle, saine, conforme à la règle, bref, en un mot qui contient tous les autres, « normale ». En conséquence, ce sont ceux qui, comme moi, voient dans cette opération un injustifiable et intolérable coup de force, sont conduits à se demander s’ils ne sont pas des archaïques (atypiques/attardés/

bornés/irrationnels/débiles/insanes), bref, des « anormaux », comme on ne se prive d’ailleurs pas de les en persuader.

Mais, au risque de décevoir certains et d’en irriter d’autres, je persiste à penser que c’est la réaction des gens comme moi qui est la « bonne ». J’entends par là non pas qu’elle serait conforme aux lois universelles de la Nature, ni aux décrets éternels de la Providence, ni aux leçons objectives de l’Histoire, mais simplement qu’elle est la seule cohérente et digne, la seule en accord avec l’idéal républicain démocratique et avec les valeurs de civilisation auxquels notre société prétend par ailleurs rester attachée. Comment peut-on encore, de nos jours, s’affirmer démocrate et se réclamer de la devise républicaine, en continuant à trouver normal qu’il y ait des « empires » économiques, dont les souverains par la grâce de Dieu (ou de Mammon) seraient des individus nommés Lagardère (ou de tout autre nom) et dont les sujets soumis

et obéissants seraient les millions de ci-toyen(ne)s formant le reste d’un peuple prétendument souverain ?

Le vieux Micromégas, passant de nouveau sur notre planète, ne manquerait pas de relever cette évidente contradiction et de remarquer qu’elle vicie et pervertit de façon rédhibitoire le modèle de la démocratie bourgeoise qui sert de façade présentable au monde occidental moderne. « Eh quoi, dirait-il, voilà des gens, des Français, Allemands, Anglais, Italiens, Espagnols et autres grands civilisés qui, en toute occasion, ont plein la bouche des mots Liberté, Egalité, Fraternité, Solidarité, Justice, et qui trouvent normal que l’immense majorité des humains, de leur pays et d’ailleurs, soient dépossédés au profit de minorités de privilégiés qu’une légalité truquée, habil-lage mensonger de la force, autorise à s’approprier privativement les biens et les ressources appartenant à tous et les richesses matérielles et symboliques créées par le travail collectif. En vérité, ces soi-disant civilisés le sont bien moins qu’ils ne le croient, puisqu’en ce début du XXIe siècle de leur civilisation, ils n’en finissent toujours pas d’émerger de la féodalité et acceptent sans trop d’états d’âme de sacrifier des myriades d’êtres humains au Moloch capitaliste, à l’appétit de leurs entreprises privées, de leurs grands patrons, de leurs grands investisseurs et autres actionnaires avides autant qu’insatiables. Ils ont beau protester, tous ces humanistes, de leur infini respect pour la personne humaine, ils respectent la propriété bien davantage encore. Que dis-je, ils la respectent ? Ils la vénèrent, ils l’encensent, ils se prosternent à ses pieds, lui édifient des autels et des palais, ils en ont fait leur fétiche, leur divinité, ils lui appartiennent corps et âme, ils sont possédés par elle. »

Ce Micromégas-là aurait raison : notre société libérale est aliénée et la racine objective de son aliénation, c’est le développement monstrueux de la propriété privée, véritable cancer social qui est en train de tuer la planète et son Humanité. Ne faisons pas à notre visiteur l’injure de croire que ce qu’il met en cause, c’est la petite propriété personnelle, fruit du travail honnête et de l’épargne non spéculative. Cette forme d’appropriation, liée à la satisfaction de besoins individuels légitimes en rapport avec le niveau de développement historiquement atteint, n’a jamais mis en péril le genre humain, au contraire.

Ce qu’il faudra bien que l’on finisse par remettre en question, avant qu’elle n’ait achevé son œuvre de destruction, c’est évidemment la propriété privée capitaliste, celle des grands moyens de production, qui en l’espace de quelques générations a mené la Terre tout entière au bord du chaos physique et moral, et dont on veut nous faire croire, par la voix de nos politiciens et de nos économistes les plus autorisés, qu’elle est la condition même du bonheur généralisé et « mondialisé ».

Le fait qu’on ne puisse plus aujourd’hui critiquer la propriété capitaliste sans donner l’impression de proférer une énorme incongruité, voire un horrible blasphème, témoi-gne de la profondeur à laquelle l’idéologie dominante s’est incorporée chez les agents sociaux, du degré auquel ils sont façonnés, dans leur sensibilité et leur entendement, par le système où nous vivons. Toute société doit sa cohésion et sa stabilité relatives au fait que la socialisation de ses membres a pour effet (recherché ou non), de faire intérioriser en profondeur par chaque individu, bien au-delà de la conscience immédiate qu’il peut en prendre, l’ensemble spécifique des propriétés physiques et psychologiques, intellectuelles et morales, dont le système a besoin pour reproduire globalement, d’une génération à l’autre, ses structures et sa logique de fonctionnement. Le système social capitaliste cesserait de se soutenir s’il ne parvenait, par une action pédagogique permanente, tant diffuse qu’institutionnalisée, à installer et à réactiver continûment chez chaque individu des structures de personnalité adéquates, adaptées à l’ordre établi et en particulier au fonctionnement de ses structures économiques : ce qu’il est convenu d’appeler un homo oeconomicus capitalisticus, c’est-à-dire un type d’humain qui trouve spontanément normal de consacrer tous ses efforts, tout au long de sa vie, à être en compétition avec tous les autres, dans tous les domaines, pour accumuler des richesses et des biens matériels et/ou symboliques, sans aucune garantie d’ailleurs d’y parvenir, et qui a le sentiment de gâcher sa vie quand il n’y parvient pas.

Ce conditionnement structurel est plus ou moins profond et achevé selon l’origine et la trajectoire personnelles de chaque individu, mais peu ou prou il touche tout le monde et l’on peut en observer les manifestations plus ou moins caractérisées, y compris chez ceux que des circonstances diverses ont conduits à adopter un rapport partiellement critique avec certains aspects du système dont ils ont pris conscience (c’est le cas de la plupart des gens « de gauche »).

Jusqu’à une époque relativement récente historiquement, le façonnement de l’homo capitalisticus rencontrait dans le corps social davantage d’obstacles, pour une raison fondamentale : la socialisation des générations nouvelles s’effectuait dans le cadre de rapports sociaux infiniment plus conflictuels qu’aujourd’hui. Il existait, pratiquement jusqu’à la fin des années 70, ce que l’on appelait une « lutte des classes » déclarée et consciente d’elle-même depuis que les socialistes et les sociologues de la fin du XIXe avaient commencé à la théoriser, ouvrant ainsi la voie à un mouvement politique et social « de classe », organisé et vigoureux. Dans ces conditions, une partie au moins de la population, rendue réceptive par ses conditions objectives d’existence et de travail (et tout particulièrement les ouvriers), parvenait à acquérir la capacité de penser l’ensemble de la société, et elle-même au sein de cette société, en termes de rapports de domination et d’exploitation entre classes dominantes (dont la bourgeoisie possédante formait le pôle dominant) et classes dominées (dont la classe ouvrière formait le pôle de résistance).

Pour les raisons historiques que l’on sait, ce mouvement politique et social « de classe », à visée révolutionnaire, a périclité. Du coup, l’idéologie dominante, spécialement l’ultra-individualisme libéral, a pu se donner libre cours sans plus rencontrer de résistance, et avec d’autant plus d’efficacité que, par suite des retombées de la croissance, des transformations technologiques et de la division du travail dans la société industrielle avancée, des fractions nouvelles de petite-bourgeoisie se développaient et renforçaient quantitativement et qualitativement la tendance structurelle des classes moyennes à la collaboration et au consensus dans la société « sans classes » de l’ère « post-moderne ».

Dans une société où les individus sont socialement conditionnés à prendre conscience d’eux-mêmes, non pas comme de membres d’une classe sociale déterminée, et singulièrement d’une classe exploitée, dépossédée et dominée de diverses façons, mais seulement comme d’individus parmi d’autres, de monades réduites à leurs seules forces individuelles et condamnées à une compétition sans fin – faussement soumise à des règles démocratiques – pour exister distinctement, il est facile de faire apparaître tel ou tel concurrent, un Lagardère en l’occurrence, comme le modèle exemplaire de l’individu accompli, qui a su porter au comble de l’épanouissement le lot de qualités intrinsèques dont il était doté au départ par la Nature, le Destin et la Providence, comme tout le monde, et qui a connu une réussite sociale à la mesure de ses efforts et de ses mérites strictement personnels. Il « s’est fait lui-même », avec éventuellement l’aide du Ciel, et l’organisation de la société n’y est pour rien. Ce qui signifie a contrario, que ceux qui ne connaissent pas la même réussite ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Il ne tenait qu’à eux de se bâtir ou non un « empire ». Le verdict du marché est censé désigner infailliblement et impartialement les vainqueurs et les vaincus de la compétition. Dans une telle société réduite à un nuage d’« électrons libres », animés du mouvement brownien de la concurrence généralisée, les seuls critères en vertu desquels peuvent éventuellement s’opérer des regroupements et des mobilisations identitaires sont des critères apparemment sans rapport immédiat avec la condition de classe, tels que les caractères ethniques, culturels ou sexuels, qui permettent à la rigueur de dénoncer des inégalités et des injustices réelles et de développer des luttes bien ciblées mais qui n’entraînent aucune remise en cause explicite des rapports de domination inhérents à la structure des classes puisque ces luttes ne visent qu’à rétablir une égalité des droits (entre hommes et femmes, jeunes et vieux, Blancs et gens de couleur, hétéros et homos, etc., à l’intérieur d’un système de pouvoirs reposant sur une distribution parfaitement arbitraire du capital qu’on a cessé de contester dans son principe même).

Ces luttes sont évidemment nécessaires, mais en faire une fin en soi, comme le font désormais les « réformistes » de gauche et de droite, c’est finalement renoncer à se battre contre la domination du capital sur l’ensemble de la société. Il est important par exemple de combattre les discriminations sexistes dont les femmes sont victimes dans le monde du travail. Ce serait mieux encore de connecter cette lutte avec un mouvement plus ample et plus radical de contestation du pouvoir patronal dans les entreprises où les travailleurs de tout âge, de toute extraction, de toute confession, de toute couleur, et de quelque sexe que ce soit, sont tou(te)s traité(e)s comme de « la mauvaise graisse » ou des « kleenex », au mépris des principes démocratiques et en vertu du droit prépondérant de la propriété des actionnaires et de la supériorité du capital sur le travail.

Dans la lutte pour changer le monde, il faut revenir aux « fondamentaux », comme disent les sportifs, c’est-à-dire en l’occurrence à une analyse des rapports sociaux en termes de classes. Non pas à celle qui a trop longtemps prévalu dans le mouvement ouvrier et qui avait fini, à force d’objectivisme, par verser dans une forme de théodicée messianiste d’un prolétariat plus mythique que réel, mais à une analyse qui, tenant compte des évolutions propres à la société actuelle et aussi des avancées de la science sociale, permette aux salariés d’aujourd’hui, et tout particulièrement à ceux des classes moyennes, de voir clairement comment le système capitaliste non seulement les exploite, mais encore les manipule et finalement les aliène par le biais de leurs propres investissements dans un jeu social concurrentiel, en proie aux mirages de la réussite individuelle.

Sociologue, enseignant honoraire de l’Université de Bordeaux-III. Il est l’auteur de différents ouvrages, dont Introduction à une sociologie critique-lire Bourdieu (Le Mascaret) ; Journalistes précaires (Le Mascaret) ; De notre servitude involontaire (Agone).

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