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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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Les maladies de l’homme normal


L’homme normal n’est pas l’homme ordinaire. Il en est une modélisation, une simplification aussi. A l’oublier, on pourrait être amené à croire qu’il existe une qualité particulière de l’homme normal qui en fait le modèle d’une société meilleure, dans laquelle les souffrances sociales auraient enfin disparu. En fait, il n’est pas certain que la normalité soit tout à fait normale et qu’il faille l’accepter sans condition. Le texte qui suit exprime une certaine réserve devant l’affirmation souvent répétée de la venue d’un homme enfin normal.

Qu’est-ce que l’homme normal si ce n’est une entité abstraite, débarrassée des conflits de normes dans lesquels sont situés les sujets ? L’homme normal, c’est alors le rêve (cauchemar ?) d’une vie dans une seule norme qui la déroule (les normes du travail par exemple) et en laquelle elle s’exhibe, protégée de l’adversité, de ses terreurs, de tout le négatif qui la hante et ne cesse de la hanter, par le liseré homogène d’une norme ou d’un ensemble de normes en laquelle elle se fond pour ne pas avoir à être. Et il est vrai qu’être normal en ce sens c’est à la lettre préférer une posture d’intégration à l’être, ce qui revient à être sur le mode de la posture. L’être normal est un fantôme d’être plutôt qu’un être réellement parlant. D’où vient cet appel à la norme ? D’où vient cet appel paradoxal à une norme susceptible de libérer par avance de l’appel (un peu d’air frais voyez-vous) à d’autres normes ? Car l’homme normal est cet homme particulier qui congédie les inventions de normes au nom de la soumission à une seule norme. L’homme normal, c’est celui qui ne veut rien avoir à connaître d’un futur des normes, dans la mesure où celles-ci sont trop minoritaires, non encore engagées dans ce processus de la majorité qui qualifie un homme-étalon, mesure de toutes choses, l’homme-blanc-occidental. L’homme normal est un homme sans devenir, qui se soutient éternellement face à tous les devenirs du monde. Le devenir-noir de Genet, le devenir-indien de Le Clezio, le devenir-femme d’Orlando chez Virginia Woolf, tous les devenirs imperceptibles non qualifiables ne pourront être perçus que comme des pathologies en attente d’un tribunal, comme d’insupportables insurrections, risibles parce qu’infiniment grotesques et minuscules. Pourquoi faudrait-il désirer la minuscule plutôt que la majuscule ? Et les rhizomes ? Et les désirs imperceptibles ? Et les perceptions infinitésimales ? Et les variations ? Et tous les flux de la vie mentale ? Des vies minuscules qui bégaient dans le flux des normes. Des vies de presque rien qui s’échappent de l’identité de l’homme normal, dégonflant ce ballon prétentieux qui n’en finit pas de voler au-dessus de nos têtes. Et l’on comprend du même coup ce que c’est que l’homme normal, un ajustement négocié à une norme majoritaire dans le flux des normes, faisant violence à ce flux, se retournant contre lui.

Les normes ne sont pas homogènes entre elles. Certaines standardisent des types de comportements, les homogénéisent en les assujettissant. Elles sont autant de disciplines qui supposent des lieux particuliers (l’usine, l’entreprise, l’école…) avant de se répandre dans l’ensemble du corps social en pressions souvent homogènes, en mots d’ordre parfois concurrents qui suscitent des comportements, intensifient des productions de biens matériels et immatériels, engageant les sujets dans une économie des corps et des esprits. Les normes sont également, sous une forme strictement opposée, des injonctions à se réaliser, à être soi-même : il s’agit alors de s’accomplir au maximum de ses possibilités, d’être l’auteur de sa vie. Les normes sociales, dans leur conflictualité intrinsèque, placent l’homme dans une situation permanente d’hétéronomie et d’appel à l’autonomie. Les deux modèles sont liés. C’est parce que nous sommes de plus en plus hétéronomes à nous-mêmes que nous prenons au sérieux l’injonction sociale à être de plus en plus autonomes. La pression sociale à être soi-même le sujet de sa vie n’est pas uniquement le revers d’un déclin des transcendances religieuses et politiques mais la réponse, en termes normalisateurs, à la pression disciplinaire. L’autonomie n’est pas le contraire de la discipline mais sa réponse la plus cohérente à l’âge des normes. L’assujettissement à un pouvoir disciplinaire présuppose une adhésion subjective à cet assujettissement. Je ne peux être l’objet d’une norme disciplinaire que si je consens à l’assujettissement de la norme. Or le consentement implique des procédures subjectives qui vont au-delà de l’adhésion à des normes disciplinaires. Ces procédures subjectives ne peuvent prendre sens qu’en fonction d’une trajectoire d’autonomie d’un sujet qui cherche, par ailleurs, à s’appréhender comme l’auteur de sa vie. C’est dans un parcours intellectuel et existentiel qui vise à l’autonomie que l’idée même d’une adhésion à l’hétéronomie peut prendre sens. Ce parcours intellectuel vers l’autonomie est d’autant plus présent qu’il est tout autant l’effet d’une pression sociale qui m’encourage, par des divertissements appropriés, par une logique de la réalisation de soi au travail qui est en même temps une logique de la performance, à me considérer comme l’auteur de ma vie. Alain Ehrenberg a parfaitement montré que cette pression à être soi s’accompagne de l’épreuve de la dépression2. La pression à la normalité induit l’expérience de pathologies spécifiques.

Nous ne sommes pas seulement malades par positionnement délicat par rapport à une norme, parce que notre place n’est pas dans la norme ou l’est insuffisamment. Nous sommes tout autant malades pour être trop dans la norme. Car je ne peux être totalement dans la norme que selon un coup subjectif énorme qui consiste à consentir à être soi dans le mouvement même de normes qui viennent d’ailleurs que de soi. L’homme normal, c’est alors celui qui laisse tomber tout ce qui dans son soi ne correspond pas à la logique des normes dont il est par ailleurs l’objet et le sujet, quitte à ce que ce soi ainsi spolié se venge en faisant retour sur le devant de la scène mentale du sujet par des souffrances singulières, par une certaine expérience de la maladie psychique dont la figure de la dépression a pu apparaître à un certain moment de l’histoire des maladies mentales comme le point de convergence de toute une série de souffrances.

Une telle interprétation accorde un rôle central au concept de justification dans la genèse de l’homme normal. L’homme normal est l’homme qui est parvenu à justifier sa vie dans les normes au prix d’une désappropriation de la part subjective rétive aux normes. L’homme normal apparaît ainsi comme le fruit d’une double construction. Sur le plan subjectif, il est l’opération ultime de la justification sociale d’un sujet. L’homme normal est alors un homme qui ne connaît aucun procès, celui auquel s’adresse un certain nombre d’institutions symboliques ou matérielles de la vie sociale, le reconnaissant comme le sujet des normes, homme tout à la fois intégré et adapté aux pressions normatives qui construisent une vie sociale. Inversement l’homme pathologique, si l’on peut se permettre cette expression, c’est celui dont la vie apparaît comme injustifiée, existence soumise à tous les procès possibles qui sont autant de procès en justification. Bourdieu a fait de Joseph K l’anti-héros du Procès de Kafka, l’archétype de la vie injustifiée, cherchant vainement des appels à la justification, dans le procès qui est le sien et dont il ignore tout3. Nombreuses sont aujourd’hui les vies injustifiées. Il en résulte autant d’attributions stigmatisantes de la part des normes, le sommet de l’injustifiable étant la désignation d’un sujet par cette notion même d’injustifiable, intériorisation en même temps que désignation d’une identité purement négative. Combien de sujets à subir ainsi l’appellation de la norme dans son revers dépréciateur qui disqualifie ceux-là mêmes qu’elle nomme sous le nom d’une identité négative ? Et l’on pense aux chômeurs, aux immigrés, aux précaires, aux sans domicile fixe, à tous ceux qui souffrent non seulement de leur position sociale mais également du nom social que leur renvoie cette position au point qu’il est permis de se demander si une politique des identités négatives, véritable soutien aux insurrections de ceux qui sont désignés sous le label discriminant d’une identité négative, ne consisterait pas à soutenir des luttes pour la reconnaissance de ceux qui font l’expérience d’un mépris social tel que leur seule identité reconnue n’est autre que cette négation d’identité qui les désigne de l’extérieur.

A l’homme normal qui se rêve homme intégré, il faut opposer la vie des hommes infâmes, errante, sans place fixe, sans autre place fixe que la négation-dénégation que ne cessent de produire dans leurs jugements à leur endroit les hommes intégrés. L’endroit de la normalité ne peut être apprécié que par l’envers des pathologies sociales qui ne sont pas seulement des défauts de la vie sociale, des insuffisances qu’il faut éliminer au plus vite, mais qui disent autre chose de la vie sociale que ce qui transparaît dans la norme, qui disent que la vie sociale est expérience multi-normative, expérience d’une pluralité que la logique de l’intégration conduit à occulter comme si toutes les vies autres étaient des vies potentiellement malades, alors que ce qu’il faut réhabiliter aujourd’hui, c’est le désir de créer des vies autres tout autant que le désir de se confronter à ces vies autres et ainsi de faire apparaître des normes de vie singulières qu’aucune norme ne peut ériger en norme des normes, en étalon supérieur d’une normalité dont il faut définitivement se méfier, sous peine de retomber sur l’hypothèse d’une centralité d’une institution, d’une activité dans la vie qui ne peut conduire qu’à une logique d’adaptation comme valeur de vie centrale pour un individu, une société, oubliant du coup que l’homme n’est jamais véritablement à sa place, qu’il se déplace sans cesse, animal errant tombant souvent dans l’erreur mais créant du même coup des formes de vie inattendues, créant de la surprise, du renouvellement, la possibilité même d’un devenir.

Cette crise de l’homme normal qui devrait être accomplie sur le plan subjectif me semble devoir l’être également sur le plan social. L’homme normal apparaît en effet du point de vue social comme l’idéation maximale produite pour mettre fin à la querelle des normes. Les normes, je l’ai dit, ne sont pas homogènes entre elles. Elles entrent en conflit les unes les autres et ces conflits sont, au fond, ceux qui décident d’une vie sociale, ceux qui l’orientent dans des expériences collectives qui se font au détriment d’autres expériences collectives. L’aspiration à un homme normal est une manière d’esquiver ces conflits. L’homme normal n’est rien d’autre qu’une certaine énonciation de la norme se rêvant homogène et ignorant, délibérément ou non, les souffrances que les conflits de normes induisent nécessairement, en particulier les conflits entre les normes de discipline et les normes d’autonomie. Je suis un bon travailleur, je produis de manière efficace un certain nombre de biens, je m’apparais comme normal dans la discipline, mais le suis-je vraiment dans la norme d’autonomie ? Comment pourrais-je l’être si, précisément, je me consacre à la discipline ? Ne faut-il pas que je sabote ou, tout du moins, que je m’arrange en la détournant de sa fonction première, avec la norme de discipline pour que je puisse valoir aussi comme sujet d’une norme d’autonomie ? Comment de fait pourrais-je être sujet d’une vie qui s’échappe à elle-même dans les pressions disciplinaires qui en extirpent le maximum d’utilité pour un sujet ? L’homme normal rêve de voir ces types de normes se réconcilier en une figure unique alors même que les normes sociales ne peuvent se justifier entre elles, alors même qu’elles proposent des existentiaux incompatibles.

La justification est le ressort secret de la normalité, le sentiment d’être à une place qui est la place appropriée, au plus près de l’étalon qui distribue les espaces, qualifie les sujets. Bien sûr il n’y a pas de justification sans l’appel à une règle de justice qui permet de régler les litiges entre les différentes formes de qualification par la référence à un étalon commun qui demande le cas échéant à chacun des sujets engagés dans le litige de renoncer à leurs intérêts immédiats4. La justification qui sous-tend l’impératif de construction de la normalité est donc travaillée par une règle de justice qui donne à la notion d’homme normal une signification éthique, un horizon de légitimité. En ce sens, il ne suffit pas d’être à l’intérieur de la place requise par la norme pour être homme normal. Il faut plus, que la norme elle-même soit perçue comme normale en ce que la qualification qu’elle procure ne doit pas mener à des disqualifications sauvages et impertinentes. C’est précisément là qu’est tout le problème. Comment la justification de l’homme normal pourrait-elle, de ce point de vue, avoir véritablement lieu puisqu’elle repose sur une désignation extorquée sur fonds de détresse sociale ? La justification de l’homme normal ne répond pas à la dimension de justice qui hante la notion de justification.

Il est temps de lever le voile. L’affirmation, proclamée comme allant de soi, de l’homme normal, est une affirmation pathologique. Canguilhem, à la dernière page de son livre Le normal et le pathologique, pose une question fondamentale : « En quel sens entendre la maladie de l’homme normal ?5 ». Cette maladie ne peut manquer de voir le jour pour Canguilhem dès lors qu’une certaine angoisse, qui saisit l’homme normal brusquement conscient de la précarité des normes dans lesquelles il se trouve engagé, apparaît. C’est ainsi que celui qui n’est jamais malade finit, inévitablement, par s’angoisser de ne pas connaître la maladie, de ne pas l’affronter. Dans un monde où il y a tant de malades, qu’est-ce que signifie proprement le fait de ne pas être malade ? Suis-je d’ailleurs absolument certain de ne pas l’être ? Cette faille dans la certitude biologique de soi, c’est proprement la maladie de l’homme normal. Le même raisonnement vaut pour celui qui s’estimerait en permanence normal. L’homme normal est un homme qui rejette en permanence l’angoisse de la pathologie alors même qu’il vit dans un monde qui n’est fixé qu’en première instance par la norme. Qu’est-ce que signifie le fait de se vivre comme sujet absolument normal dans une société qui s’apparaît à elle-même comme malade de ses normes ? Dans un monde où tous les devenirs sont là, y compris ceux qui prennent la forme de pathologies revendiquées ou assumées ou le plus souvent non reconnues (une grande partie des souffrances sociales en fait), dans un monde où les devenirs imperceptibles sont légion (heureusement !), la justification ne peut apparaître à terme, sauf pour un sujet extrêmement peu mentalisé, que comme l’injustifiable. L’homme normal est alors malade de la norme qu’il ne reconnaît pas à l’extérieur de lui, ou insuffisamment, et cette maladie l’expose à tous les devenirs possibles, à toutes les déflagrations, lui restitue la promesse (qui est une chance) d’une réinvention de ses normes. L’homme normal, bloqué dans la normalité, échoué dans la normalité, est ainsi à nouveau exposé au processus de la pathologie dont il a cherché vainement à se déprendre.

La maladie de l’homme normal redonne à l’homme normal la possibilité d’un nouveau sens des normes, d’une nouvelle expérience de soi dans les normes. Cette expérience est celle-là même de la vie ordinaire qui ne cesse de déplacer, d’inventer, de contester, le plus souvent de manière imperceptible, sans pour autant que l’on puisse dire que cet imperceptible-là est un quasi rien. Il est temps de réhabiliter les déplacements imperceptibles de la vie ordinaire et de ne plus voir en eux des piétinements insignifiants ou pire des retardements idéologiquement condamnables. Ceci ne signifie pas que la vie ordinaire est sacrée en elle-même, mais qu’il y a une richesse de la vie ordinaire dont la moindre des choses est de rendre justice avant d’aller voir ailleurs. Partir de la vie ordinaire ne signifie pas qu’il ne faut jamais la quitter mais implique qu’il faut sans cesse y faire retour. Une politique de la vie ordinaire n’est pas le sacre de ce qui existe mais la décision de ne faire qu’avec ce qui existe, sachant qu’une existence, c’est toujours une sortie de soi, un déplacement et que c’est avec ces déplacements qu’il faut faire. Toute vie ordinaire est, de ce point de vue, potentiellement explosive. Dans ses apparents « surplace », elle ne cesse de déplacer, de manifester ce qu’il faut bien appeler un style. Le style n’est pas une affaire d’art. Ce n’est même pas la revendication sublimée d’un art de vivre au sens où il faudrait absolument formuler une esthétique de l’existence pour laisser la part belle à des processus de subjectivation libérés au maximum, enfin, des pouvoirs assujettissants. Le style, c’est plus bête que ça et c’est cette bêtise à laquelle je propose de faire retour. Le style est un certain rendu de la vie ordinaire au sens où il n’y a pas de vie, la plus modeste soit-elle, qui ne déploie ce que l’on pourrait nommer une qualité de tremblé de l’existence et qui doit être comprise en son sens strict : l’existence est tremblante, elle se décale légèrement mais en permanence. Nous vivons sur des chaussées glissantes que nous fabriquons avec nos corps, nos pensées, nos désirs, dans notre usine mentale. Trembler, c’est ne jamais répéter à l’identique. Nous répétons, mais nous décalons sans nous en rendre compte et ce décalage révèle une puissance de se décaler, une possibilité de devenir qui peut finir par l’emporter, quand une prise de conscience apparaît, sur l’identité absurde de la normalité. Le style, ce n’est alors rien d’autre que ce négatif qui éloigne la norme d’elle-même en ramassant les tremblés d’une vie pour les propulser à l’avant de soi, dans un avenir encore indifférencié mais qui peut prendre progressivement la forme d’une tâche à accomplir, d’une pratique de liberté. Le style, c’est ainsi le déplacement rendu à sa vraie puissance, c’est la création trouant la normalité par l’appel à un usage de soi, à une normativité entendue comme création de normes et tenue pour davantage normale que la normalité elle-même. Godard, dans Numéro deux, met en image des vies ordinaires comme autant de vignettes voisines. Parmi elles, un vieil homme, assis dans un fauteuil, écoute, un casque sur les oreilles, une chanson de Léo Ferré, « ton style c’est ton cul ». Régulièrement, il enlève le casque, la musique s’interrompt, puis le remet, la musique reprend, « ton style c’est ton cul ». Peut-être faut-il repartir de cette idée que le style est ce qu’il y a de plus personnel dans la vie ordinaire à la condition que ce style apparaisse, comme le suggère Ferré, dans la vie triviale, dans le banal, dans l’ordinaire de situations qui révèlent un usage de soi, imperceptible mais réel, donnant lieu à des protocoles subjectifs inévacuables.

L’homme normal ne ressort pas indemne de la vie ordinaire dans laquelle je le plonge d’autorité. L’expression n’a de sens, comme l’avait si bien vu Canguilhem, que si elle désigne un homme normatif qualifié par sa capacité à créer de nouvelles normes. « Si l’on peut parler d’homme normal […], c’est parce qu’il existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et d’en instituer de nouvelles »6. Etre normal, c’est être davantage que normal et il est vrai que cet excès par rapport à la normalité qui signe la possibilité même d’un style peut se retourner contre l’homme, le faire souffrir. C’est qu’il existe plusieurs types de souffrances et donc plusieurs maladies de l’homme normal. Il faut tout d’abord évoquer la souffrance sociale de l’homme soumis à la pression d’une norme, les normes par lesquelles un travail est prescrit par exemple, laquelle norme ne se contente pas de produire la souffrance, mais cherche à l’exploiter en utilisant au maximum la réaction de l’individu à la souffrance7. Il faut ensuite évoquer la souffrance de l’homme soumis à la nécessité de se conformer à une norme de vie posée comme modèle social et existentiel. Il faut enfin parler de la souffrance existentielle de l’homme expérimentant en sa propre vie le renouvellement des normes et basculant ainsi dans un déphasage inéluctable à l’égard d’une normalité posée comme modèle, au risque d’ailleurs qu’un tel déphasage compromette la joie et le bonheur d’une existence créatrice de ses normes de vie. Pour le dire autrement, il y a la maladie de l’homme normal produite par la centralité matérielle de la norme sociale (le plus souvent le travail) qui soutient son existence, il y a la maladie de l’homme normal à qui l’on exige de se conformer à un étalon de normalité transcendant ses différentes activités (suivre un modèle auquel il faut se conformer rend malade) et il y a enfin la maladie de l’homme normatif qui souffre des micro-normes qu’il pose dans sa vie ordinaire. Il existe ainsi différents seuils de souffrance correspondant soit à l’impossibilité d’une création suffisante dans sa propre vie, soit à la possibilité contraire de la création dans la vie ordinaire, donnant lieu à un style. Nos souffrances, très souvent, combinent ces différentes formes de souffrances.

Quoique l’on fasse, l’expression d’homme normal suggère toujours une analyse de la vie humaine vue d’en haut alors que toutes les créations de la vie ordinaire ne peuvent apparaître que si elle est vue d’en bas, au plus près de ce qu’est une vie. La création procède du rythme même de la vie. Produire une figure dans l’espace et dans le temps, créer une cohérence pour soi, un usage de soi. Je promène « mon » chien dans « mon » quartier tous les soirs à 19 heures ; je rassemble les morceaux, compose une figure avec mon chien, sommes-nous deux réunis par une laisse, un seul être à deux têtes ; chose certaine ma vie s’organise, modestement ; tous les soirs j’inventerai un truc, de l’art éphémère en somme. Je cultive mes « belles de Fontenay » dans mon jardin ou je vais au bistrot boire un demi ou un petit noir ou je me rends au Stade, autant d’usages de soi, de petites inventions qui explosent à ras le bitume, imperceptibles pour qui ne sait voir que la macro-histoire. « Small is beautiful » ou la terre vue d’en bas. Les petites transes de la vie ordinaire sont des mises en style de nos existences. Le style est une mise en forme du soi. Il y a du style chaque fois qu’il y a invention. Il y a invention quand il y a production d’une courbe dans l’espace et dans le temps. Ce serait cela le style, l’usage répété d’une figure dans l’espace et dans le temps afin de se sortir de l’usage répété que les autres font de soi jusqu’à ce que le soi ne soit plus rien. A l’appellation d’homme normal, j’oppose toutes les créations vues d’en bas, les mille et une inventions de la vie ordinaire.

Philosophe et écrivain. Il est notamment l’auteur de La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, PUF, 2002.

(1) Cet article fera l’objet, dans une version augmentée, d’une publication aux Ed. du Passant, 4e trimestre 2003. (N.D.L.R.)
(2) Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi.
(3) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes.
(4) Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification.
(5) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
(6) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
(7) Christophe Dejours, Le travail usure mentale.

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