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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Vers une société sans spectacle


Il est des phénomènes récurrents. On connaît le flux migratoire des hirondelles et, plus dramatique, les ravages épisodiques qu’occasionnent les criquets aux cultures africaines. Ainsi, tous les trois ans environ, fréquence avec laquelle les partenaires sociaux réexaminent statutairement l’UNEDIC, les intermittents du spectacle surgissent, descendent dans la rue, occupent des lieux ouverts au public ou des administrations, expriment leur mécontentement et font pression sur le gouvernement et sur leur principal ennemi, le MEDEF, pour qu’ils renoncent à leurs projets dévastateurs.

Entre-temps, contrairement aux oiseaux et aux insectes, ils ne migrent pas, et ne subissent aucune métamorphose. Les intermittents du spectacle sont avant tout des artistes, des techniciens, des réalisateurs et metteurs en scène, bref la très grande majorité de ceux qui « font » le théâtre, la musique, la danse, le cirque, le cinéma et la télévision en France. Ils doivent cette terminologie assez peu engageante au fait qu’ils sont pris en charge, quand ils ne travaillent pas, par l’organisme national de chômage, et ce depuis 1969.

A l’époque, le gouvernement tremble encore du séisme soixante-huitard et les syndicats sont puissants mais inquiets, car le démantèlement de l’ORTF promet de fragiliser l’ensemble des professions du secteur. Dans une société qui connaît le plein emploi et le contrat à durée indéterminée comme règle générale, l’idée émerge que les professionnels du spectacle précaires bénéficient d’une aide spécifique. D’ailleurs, des dispositions existent pour les dockers, les saisonniers, les intérimaires. La solution est trouvée. On ajoutera deux annexes dites 8 (pour les techniciens) et 10 (pour les artistes) au régime général de l’assurance chômage. Les règles de fonctionnement ont peu changé jusqu’à aujourd’hui : en gros, les intermittents devront justifier de treize semaines de travail dans l’année écoulée (soit trois mois), donc deux fois moins que dans le régime général. En contrepartie, ils ne toucheront, comme forfait journalier, qu’environ 20% de leur salaire moyen, soit beaucoup moins que dans le régime général ! Le tout est assorti de dispositions qui privent ceux qui travaillent et gagnent le plus de toute indemnité. Il faut le répéter inlassablement : soit une star a travaillé l’année précédente et son cachet lui interdit toute prise en charge, soit elle n’a pas travaillé et n’a donc pas le minimum horaire requis. La réalité de ces métiers est autre. Actuellement, un intermittent sur deux ne touche aucune indemnité simplement parce qu’il n’a pas pu faire assez d’heures, alors qu’il a cotisé au chômage pendant ses périodes de travail ; quant aux ayants droit, ils touchent en moyenne 638 euros (4 185 francs) par mois des ASSEDIC1.

Une nouvelle attaque plus puissante que les autres vise aujourd’hui à remettre en question les conditions d’indemnisation des intermittents. Selon les dires du MEDEF, l’heure est grave, les déficits atteignent des sommets et mettent en péril l’ensemble de l’UNEDIC. Cette affirmation appelle deux réflexions.

Les annexes sont, par nature, et donc dès leur création, déficitaires. Elles bénéficient simplement de la solidarité interprofessionnelle. Il se trouve que, aujourd’hui, des pans entiers de la population sont tombés dans la précarité. Face à l’abaissement généralisé du niveau de protection sociale, le système émerge ainsi comme un îlot privilégié. Il est même devenu pour certains un exemple à revendiquer. Il forme un précédent dangereux.

On pourrait également faire une remarque sur l’ensemble de l’UNEDIC dont les comptes s’enfoncent non pas tant à cause du déficit structurel des annexes, mais bien plutôt par la multiplication des plans sociaux que connaissent les grandes entreprises.

Reste que le MEDEF avance un argument massue. Le nombre des intermittents a doublé ces dernières années. Il faut mettre de l’ordre dans la maison, écrémer. On pourrait objecter que s’il s’agissait d’une preuve de la grande richesse et de l’immense diversité culturelle, il y aurait de quoi se réjouir. Nous le savons tous : tel n’est pas le cas. Alors pourquoi un tel accroissement du nombre des allocataires ? Il n’y a pas de vocation à être intermittent. Tous ceux qui accèdent à nos professions cherchent à exercer un métier. Or, les sociétés qui utilisent du personnel dans ces secteurs se sont aperçues très vite de l’intérêt des annexes. Elles leur évitent d’embaucher du personnel à plein temps. Ce qui était censé protéger les salariés est devenu une manne patronale. Ainsi, l’augmentation des intermittents est-elle due à deux abus : le déficit d’emploi de personnel permanent et l’extension du concept à des professions non prévues par les dispositions d’origine. Quelques exemples sont édifiants. Telle société de production, filiale d’une chaîne, emploie trois secrétaires de production à plein temps. Une seule est permanente. Les deux autres sont payées quinze jours par mois. Le reste est à la charge des ASSEDIC. Autre exemple : il n’y a plus un seul réalisateur permanent dans les chaînes nationales. Même ceux qui font le J.T. quotidien sont intermittents. Mais il y a mieux ! Dans certaines boîtes de nuit ou bars qui emploient régulièrement des musiciens et cotisent donc aux annexes, les barmen sont embauchés comme intermittents du spectacle sous de fausses appellations !

Il existe une troisième raison à l’accroissement du nombre des intermittents. Ces métiers font mirage et attirent de nombreux jeunes. On a vu ainsi fleurir un nombre considérable de boîtes de formation, d’écoles souvent très chères et plus ou moins sérieuses qui forment des comédiens et des techniciens. Or, dans un système libéral où les conventions collectives sont soit absentes, soit peu appliquées, un jeune qui débute trouvera toujours un boulot et pourra donc faire ses 507 heures et pénétrer le fameux statut, à la condition expresse qu’il casse les tarifs en vigueur. Des jeunes cadreurs travaillent ainsi à -50% des prix habituels. On voit bien en quoi le système en vigueur est avant tout favorable aux patrons des secteurs du spectacle et de l’audiovisuel.

Il fallait donc enfin voir les choses en face et remettre à plat les annexes 8 et 10. Les syndicats du secteur, conscients de la dérive budgétaire, n’ont d’ailleurs jamais dit le contraire. Il y avait deux repères possibles qui pouvaient ouvrir le chemin : Le rapport Cabannes commandé en son temps par Douste-Blazy, lors de son passage à la Culture, et l’accord dit FESAC. Le rapport Cabannes pointait, entre autres, la nécessité de redéfinir en priorité les fonctions qui ouvraient droit aux annexes. C’est plus que jamais d’actualité. L’accord FESAC, signé en 2000 entre les principaux syndicats du secteur et cette Fédération des employeurs, mandatée par le MEDEF, tentait de réduire le déficit en préservant les 507 heures annuelles au détriment de ceux qui travaillent le plus. Ce rapport et cet accord, faits par des gens qui connaissent nos professions, avaient au moins le mérite d’exister, mais le MEDEF les a jetés aux oubliettes pour concocter une nouvelle réforme décapante.

Elle se caractérise par une approche uniquement comptable, typique d’une société qui n’imagine pas autre chose que de faire payer les seuls salariés. La philosophie du projet tient en quelques mots : si les intermittents coûtent cher, durcissons leurs conditions d’accès. Rien n’est prévu pour endiguer le recours croissant abusif à l’intermittence. (Si ce n’est les vœux pieux tardifs d’un ministre débordé par la mobilisation.) La colère des intermittents est avant tout de principe. Ils vont être les seuls à subir la dérive d’un statut qu’ils acceptent, pour une partie d’entre eux, contraints et forcés. Concrètement, les nouvelles dispositions prévoient ceci : il faudra effectuer 507 heures en dix mois pour les techniciens ou 43 cachets en dix mois et demi pour les artistes (au lieu de douze précédemment). L’ouverture des droits se fera pour huit mois (au lieu de douze). Mais ce qui inquiète le plus les professionnels, c’est la disparition de la date anniversaire. Prenons l’exemple d’un jeune qui s’est inscrit pour la première fois à l’UNEDIC le 1er avril 2002 après avoir effectué 700 heures l’année précédente. Après une vingtaine de jours de différé et de carence non indemnisés, il aura perçu une somme journalière jusqu’au 30 mars 2003 sauf, bien sûr, les jours où il travaillait. Au 1er avril 2003, la date anniversaire, on a réexaminé son dossier et s’il a fait 507 heures dans les douze derniers mois, sa prise en charge repart.

A partir de maintenant, il touchera précisément un crédit de 243 jours d’indemnités (les huit mois) différables au fur et à mesure de ses activités. Admettons qu’il fasse de nouveau l’an prochain 700 heures, soit environ quatre mois de travail. Il n’épuisera donc ses huit mois qu’au bout d’un an. On va considérer la date de fin de contrat, voire de l’avant-dernier contrat dans certains cas, et regarder sur dix mois en arrière pour savoir s’il peut continuer à bénéficier d’indemnités. Il s’ensuit une situation surréaliste, car s’il a travaillé beaucoup les deux premiers mois, il n’aura plus droit aux ASSEDIC. Par contre, son jumeau qui a fait le même nombre d’heures mais réparties surtout à la fin de son indemnisation en cours pourra continuer à bénéficier des prestations ! La situation n’est pas abstraite. Elle concerne plusieurs secteurs d’activités, comme, par exemple, le cinéma. Les intermittents n’enchaînent pas les longs métrages, l’état de la production ne le permet pas, surtout en ce moment (on mesure tout juste les conséquences dramatiques de la délocalisation des tournages et de la crise de Canal + sur le volume de production). Par contre, ils peuvent travailler dix à quinze semaines d’affilée.

On peut s’interroger sur les raisons de cette mesure. La réponse est simple. Il y a quelques mois, la Cour des Comptes a publié un rapport pointant le déficit des annexes et l’ensemble des abus, en particulier ceux qui émanent des intermittents. En quoi consistent-ils ? A l’approche de sa date anniversaire, un artiste ou un technicien qui s’aperçoit qu’il n’a pas assez de cachets ou d’heures va tenter d’en acheter auprès d’employeurs « amis ». Le phénomène n’est pas exceptionnel, mais il reste secondaire. En effet, l’opération coûte cher, car le partenaire voudra bien aider l’intermittent, à condition que cela ne lui coûte rien. Un cachet bidon, cela signifie que le demandeur ne touchera rien mais devra régler l’ensemble des charges patronales, soit environ 60% de son cachet. Il faut vraiment rater le coche de très peu pour se permettre une telle manœuvre. Qu’importe ! Le MEDEF a trouvé enfin un abus qu’il pouvait stigmatiser et l’idée pour y remédier : faire en sorte que l’épuisement de la prise en charge ne puisse être prévisible à l’avance.

Il faudra donc travailler plus pour être indemnisé moins longtemps et de façon totalement arbitraire. Quelles vont être les conséquences concrètes ? Les plus alarmistes prévoient une sortie de toute indemnisation et donc, à terme, des métiers du secteur pour un quart de ses salariés. Il n’est pas irraisonnable de penser que c’est la mort professionnelle assurée pour au moins un intermittent sur dix, ce qui concerne quand même dix mille personnes. Sacré plan social !

Bien sûr, tout le monde ne sera pas touché de la même manière. Les jeunes et les plus âgés sont les plus exposés. De même, les milieux de la création théâtrale, musicale, de la danse, du cinéma seront plus affectés que les personnels pigistes des télévisions qui travaillent à longueur d’année pour les émissions de flux, ces « permittents », intermittents-permanents qui devraient, en toute lo-gique, être embauchés par leurs employeurs.

Que vont devenir les autres ? Vont-ils changer de métier ? Depuis quand y aurait-il du travail ailleurs ? A la différence des salariés victimes de licenciements qui se retrouvent au chômage, eux vont en être précisément exclus. Le recours inéluctable qui leur est promis est le RMI.

Les conséquences sur la création culturelle vont être énormes. Dans leur immense majorité, les intermittents ne demandent qu’à travailler. Mais dans un secteur en crise et de plus en plus mal subventionné, ils ne peuvent pas faire plus d’heures qu’ils n’en font déjà. Et puis, il faut prendre en compte ce qu’est un artiste. Un musicien ou un danseur qui ne s’entraîne pas tous les jours ne peut donner le meilleur de lui même. Un réalisateur de documentaire ou de fiction a besoin d’écrire dix projets pour en voir un seul se réaliser. Le festival d’Avignon, redevenu si célèbre le temps d’un été, est à ce titre exemplaire. 80% des spectacles se jouent dans le « off ». Pourquoi ? Parce que la Cité des Papes est devenue le grand marché du théâtre où les régions viennent bâtir leur programmation de la saison. L’annulation a montré que les comédiens sont devenus des acteurs économiques importants de la ville. Mais sait-on que ces comédiens, qui enrichissent les commerçants, paient pour jouer ? Une salle se loue en moyenne 6 000 euros pour le festival. Les acteurs et les petites compagnies prennent le risque financier, non pas dans l’espoir que le public du « off » rentabilisera l’affaire (cela arrive rarement), mais pour vendre leur spectacle, jouer dans la saison et donc en conséquence, toucher des cachets.

Le MEDEF dit que l’UNEDIC n’a pas vo-cation à subventionner la culture, mais qui prendra en compte toutes ces heures gratuites et pourtant nécessaires ? Des subventions du ministère, comme l’avance Aillagon ? Mais avec quel argent (un nouveau jour férié annulé ?) et sur quels critères ? Va-t-on s’intéresser au contenu et privilégier l’aspect commercial, grand public, au détriment de la recherche, de la prise de risque ? Il n’y a qu’un seul moyen d’établir l’égalité devant la création, c’est l’aide apportée aux artistes et aux techniciens par le statut de fait d’intermittent du spectacle.

Le mouvement des intermittents s’inscrit donc dans une réflexion globale, non seulement sur la place des saltimbanques, mais aussi sur celle de l’ensemble des précaires dans la société d’aujourd’hui. Mieux même, le soutien qui leur a été apporté par le public des festivals, en particulier par les nombreux enseignants qui se trouvaient en Avignon et ailleurs, montre bien que leur mouvement questionne la société libérale sur la survie de l’ensemble des secteurs non marchands (éducation, santé, culture etc.). En ce sens, les intermittents ne se sentent pas seuls. C’est ce qui fait leur force.

* Réalisateur et documentariste.

(1) Chiffre donné par l’UNEDIC.

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