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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Mondialisation marché mondes


On dit que la mondialisation soumet tout à la loi uniformisante et nivelante de la marchandise, des aliments à la culture, de l’infime jusqu’au spectaculaire. On dit aussi que cette représentation d’un monde homogénéisé, tout aussi bien à l’échelle planétaire qu’à celle des sociétés particulières, relève d’un phantasme sans réalité : d’une part, dans les sociétés les plus soumises à l’ordre marchand, la logique de la valorisation ne suffit pas à définir l’ensemble de nos expériences politiques, sociales et privées, d’autre part, de vastes territoires restent en marge du marché mondial. Mais le terme de mondialisation désigne bien quelque chose ! Disons qu’il s’agit d’une chose qui dérange nos vies ordinaires et qui impose également une nouvelle configuration à la planète. Sur ces deux plans, le mot mondialisation désigne un ensemble d’injustices nouvelles, c’est pourquoi l’usage de ce mot possède une pertinence politique que les tensions de ses différentes significations ne suffisent pas à remettre en cause.

Encore faut-il déterminer comment le mot mondialisation doit être entendu pour que la critique de la mondialisation ne poursuive pas des objectifs illusoires. La dynamique de mondialisation des échanges économiques remonte au moins aux premiers développements du capitalisme, mais lorsque ce mot est utilisé aujourd’hui, il ne désigne que la phase actuelle de la mondialisation. Selon une première interprétation, celle-ci se caractériserait par le fait que le marché capitaliste aurait atteint ses limites géographiques. Nous serions passés de la colonisation extensive du monde par la marchandise (extension du marché capitaliste à l’ensemble de l’espace terrestre) à sa colonisation intensive (extension du marché à toutes les activités sur un territoire), d’où les efforts pour donner une forme monétaire à des biens non monétaires (brevets sur le vivant) tout en privatisant l’ensemble des activités de production de richesses monétaires et de services publics. Cette vision des choses est contestable pour trois raisons. Premièrement, elle sous-estime le fait que le développement du capitalisme a toujours été animé par une dynamique à la fois extensive et intensive1. Deuxièmement, elle est liée à une vision par trop ethnocentriste lorsqu’elle surévalue la conformité des différents espaces géographiques aux logiques régissant les sociétés les plus « développées ». Troisièmement, elle n’offre pas assez de prise critique sur les usages du mot mondialisation qui ont pour fin de légitimer le pire2. Après que l’histoire a cessé de représenter pour nous la dynamique de progrès dont nos sociétés étaient la pointe avancée (ce qui permettait à l’extérieur de justifier le colonialisme, à l’intérieur d’attendre tranquillement que le progrès technique nous rende plus libres et heureux), la mondialisation semble constituer aujourd’hui un grand récit de légitimation de rechange3 : dans le langage des puissants, n’est-elle pas ce qui impose à nos sociétés de se soumettre aux « lois » de la concurrence et de la compétitivité, n’est-elle pas ce qui nous laisse espérer une multiplication des rencontres et une communication généralisée des cultures ? Pour que l’usage du mot mondialisation soit politiquement légitime, il faut qu’il s’accompagne de la critique de la mondialisation comme maître-mot, réponse à tout faire et vision idéalisée du monde.

La phase nouvelle de la mondialisation ne se caractérise pas par une spécificité quantitative, mais par une double spécificité qualitative. La première tient au fait que nous n’avons plus seulement affaire à la poursuite de la mondialisation des échanges de marchandises, mais également à l’extension sans précédent d’un modèle culturel associé à des formes de vie et de consommation déterminées4. Bien sûr, le modèle culturel anglo-saxon (existe-t-il même ?) ne s’est pas encore imposé à l’ensemble du monde, mais il faut reconnaître que les cultures isolées qui constituaient l’objet d’étude privilégié des anthropologues ont disparu5. Aucune homogénéité n’en résulte. Ce qui résulte de la mondialisation sur le plan culturel n’est ni l’homogénéité du monde, ni la facilitation des rencontres, mais le développement de différentes formes de « différends culturels »6, facteurs de multiples résistances à la mondialisation. Lorsque les luttes contre la mondialisation s’appuient sur les identités culturelles, elles peuvent prendre deux formes opposées. La revendication de sa propre identité comme moyen d’exclure, c’est l’affrontement des mondes, le clash of civilization et l’intégrisme, qu’il soit chrétien, hindou, juif ou musulman. Mais les luttes identitaires peuvent également exprimer une exigence légitime : faire valoir notre droit à nous soustraire à ce que les normes de la consommation nous imposent, notre droit à conserver et à modifier par nous-mêmes les formes de vie collectives que nous jugeons bonnes, en un mot, notre droit à la dissidence éthique et politique. Lutter contre les injustices liées à la mondialisation actuelle, c’est aussi lutter pour décider des formes culturelles dans lesquelles nous voulons habiter notre monde. C’est contribuer à ce que les différends culturels empruntent une voie politique7 au lieu du chemin qui réduit

la politique à la défense d’une identité exclusive. Les luttes altermondialisation en sont

l’occasion lorsqu’elles parviennent à fédérer des revendications culturelles et sociales de

différentes natures.

Seconde spécificité : l’extension des échanges de marchandises prend aujourd’hui la forme d’une connexion et d’une dérégulation des marchés qui s’accompagne d’une remise en cause des différentes formes de protection dont l’Etat pouvait avoir la charge, au moment même où chômage de masse, précarité et importation de nouveaux modèles sociaux sapent les garanties d’une vie non dégradée. En résulte une prolifération des formes de souffrance et de marginalisation sociale, jusqu’à ces injustices extrêmes que constitue la réduction dans le 1/3 monde de populations entières à l’état « d’hommes jetables », hommes superflus destinés à servir de réservoir d’organes, de cheptel pour le trafic humain, ou réduits à simplement survivre jusqu’à la mort8. De tels phénomènes exigent une critique du marché, laquelle au juste ? A vrai dire, dans la mondialisation, le marché n’est pas lui-même en cause, mais seulement la forme que le capitalisme donne au marché : il n’est plus seulement alors un mode (particulier) d’échange des biens (ce qu’il est depuis l’antiquité), mais également un mode d’allocation des ressources régi par les seules logiques de la concurrence et du profit. On ne peut donc lutter contre la mondialisation sans lutter contre le capitalisme9, ou du moins contre le capitalisme actuel. Cependant, l’objectif d’une lutte contre le capitalisme ne peut se substituer à celui d’une lutte contre le marché dérégulé. Si du moins on parvient à s’entendre sur les termes. Rappelons donc quelques lourdes définitions ! Le capitalisme se caractérise par la propriété privée des moyens de production (des machines, des ateliers et des usines qui permettent à notre travail de produire), et par le fait que pour travailler, nous sommes contraints de vendre notre travail aux propriétaires des moyens de production (d’où le salariat et l’exploitation). Un dépassement du capitalisme consiste donc en une socialisation des moyens de production qui peut passer soit par la propriété collective étatique des moyens de production, soit par de multiples appropriations de l’outil de travail, par ceux-là même qui en ont l’usage. Dans le premier cas seulement, il est nécessaire de substituer le plan au marché ; c’est alors le développement d’une énorme administration qui s’accompagne d’opacités bureaucratiques, de rapports hiérarchiques rigides, en outre, l’histoire de l’URSS a montré la relative inefficacité économique de la coordination par la planification centralisée. Imagine-t-on réellement pouvoir lutter contre la mondialisation en instituant un plan à l’échelle mondiale ? Imagine-t-on réellement pouvoir ainsi démocratiser notre monde par une super-bureaucratie planétaire ? La deuxième voie, la prise de pouvoir des salariés sur leur lieu de travail, applique plus modestement l’exigence de démocratisation à un monde limité dans lequel les salariés passent la plus grande partie de leur vie. Elle permet de substituer la délibération collective locale aux décisions globales d’une autorité centralisatrice, puisque c’est aux salariés de déterminer comment produire et quoi produire de socialement utile. Mais l’autogestion ne peut totalement se substituer au plan car elle ne peut déterminer comment les différentes productions peuvent être coordonnées entre elles à une échelle globale. Et si le plan ne peut les coordonner en amont, quel autre dispositif social reste-t-il que le marché et ses régulations décentralisées ? Comment le socialisme pourrait-il être imaginé aujourd’hui autrement que comme une économie mixte où voisinent un secteur non marchand et un secteur marchand ?

Que l’on conçoive les luttes altermondialisation comme des luttes antilibérales (contre la mondialisation néolibérale) ou anticapitalistes (contre la mondialisation capitaliste), on retombe donc toujours sur le même problème : domestiquer et cantonner les régulations marchandes pour les orienter vers ce qui est socialement utile. Pour les cantonner, deux possibilités sont offertes : limiter en favorisant d’autres modes d’échanges (comme les Systèmes d’Echange Locaux) ; limiter en faisant prendre en charge par un secteur public les biens collectifs que le marché, par définition, ne peut assumer. Pour le domestiquer, trois possibilités sont offertes : une réglementation qui n’aurait plus pour fonction seulement de faciliter les échanges mais d’imposer un véritable droit du travail tout en finançant les moyens de satisfaire les droits sociaux (à l’échelle nationale et mondiale) ; financer un secteur marchand (sur le modèle du secteur de santé conventionné et du financement de la création culturelle) ayant pour fonction d’assurer des prestations à d’autres prix que ceux que fixent le marché ; soutenir un secteur public et associatif prenant en charge les besoins sociaux que le marché ne parvient pas à satisfaire (sur le modèle de l’Education nationale, ou des associations d’utilité publique et des ONG pour le secteur associatif). Limiter et domestiquer ? Objectifs peu ambitieux ? Certes, mais ils supposent déjà des transformations sociales radicales, puisqu’ils reviennent à s’opposer à la manière dont le capitalisme aujourd’hui s’empare des richesses, à la forme et à la fonction qu’à cette fin il donne au marché.

En ce qu’elle met plus que jamais en lumière l’insuffisance d’une organisation de la société par le marché et l’impossibilité de sa suppression, la mondialisation fait surgir un nouveau type de problème politique : celui des besoins sociaux fondamentaux. Pour établir les principes qui doivent définir le cantonnement et la domestication du marché, il faut en effet déterminer quels sont les besoins sociaux fondamentaux qui ne peuvent lui être tout bonnement abandonnés (le sida en Afrique donne une triste illustration de ce problème). Il est certes difficile de s’accorder a priori sur une liste des besoins sociaux, mais c’est précisément pour cette raison que le débat politique doit les prendre pour objet : s’il est possible de déclarer que oui ou non un besoin doit être reconnu comme un besoin fondamental, à l’échelle d’une société, voire à l’échelle mondiale, c’est seulement à l’issue d’une délibération collective. Parmi les besoins qui méritent d’être comptés parmi eux figure notamment le besoin de reconnaissance, et en particulier le besoin de reconnaissance par le travail : exigence que par leur propre activité, par leur travail plutôt que par la charité à l’échelle nationale (allocations) ou internationale (aide humanitaire), soient satisfaits les besoins fondamentaux des individus. Exiger la reconnaissance de sa propre valeur par son propre travail10, c’est également exiger que les conditions de travail permettent aux individus de lui attribuer une valeur. C’est donc développer la critique des dynamiques sociales qui excluent toujours plus les individus du marché du travail sans leur offrir d’alternative pour valoriser socialement leur existence. C’est également développer la critique des dynamiques sociales qui, toujours plus, dégradent les conditions de vie de ceux qui ont encore un travail. La démocratisation, que l’on oppose si souvent à la mondialisation, et qui est bien le seul moyen de faire jouer les besoins contre le marché, ne peut se contenter de prendre la politique par en haut : par les instances internationales, par l’exercice de la citoyenneté (le vote au plus une fois par an !). Elle doit également passer par la politisation des mondes sociaux où se déroule notre existence : démocratisation de la vie locale (comme, par exemple, avec le budget participatif11), démocratisation sur le lieu de travail (mot d’ordre qui, nécessairement, reste vide tant qu’il ne s’accompagne pas d’une transformation des conditions de travail elle-même fondée sur l’exigence, si souvent exprimée par les salariés, d’une reconnaissance de la valeur et de la réalité du travail12).

La mondialisation est certes néfaste quand elle s’approprie des activités et des richesses qui devraient rester non marchandes, mais elle l’est tout autant quand elle exclut certains individus du marché tout en intégrant les autres sous une forme qui ne peut satisfaire les besoins sociaux fondamentaux. La mondialisation est certes néfaste parce que la connexion des marchés est portée par les dynamiques d’un capitalisme orienté vers la réduction du coût du travail et le profit à court terme, mais la transformation de cette forme de capitalisme, voire le dépassement du capitalisme laisseront ouverte la question des limites et de l’organisation de la coordination marchande des activités productives. Les luttes altermondialistes ont donc bien raison de s’en prendre au marché. Ce qu’il convient de revendiquer à ce propos n’est ni la simple résistance à l’extension du marché, ni le projet d’une suppression du marché, mais le droit à décider collectivement de la manière dont nous voulons faire usage de nos mondes culturels et sociaux.

(1) Marx expliquait déjà comment le capitalisme se définit par un double mouvement de subsomption formelle et de subsomption réelle du travail sous le capital.
(2) Voir l’article de J.-P. Deranty, pp. 55-57 de ce numéro.
(3) A ce propos, voir B. Binoche, « Histoire, croyance, légitimation », in Etudes théologiques et religieuses, 2000, 4, p. 517-529 , et « La croyance en l’histoire », in Actuel Marx, 34, 2002.
(4) N. Fraser, A. Honneth, Umverteiling oder Anerkenung ? Suhrkamp, 2003, p. 122 et suiv.
(5) B. Albert, « Situation ethnographique et mouvements ethniques : réflexions sur le terrain post-malinowskien » in M. Agier, Anthropologues en dangers, Gradhiva/Jean Michel Place, 1997.
(6) A. Brossat, « Metissage culturel, différend et disparition », in Lignes, 2001, n° 06
(7) E. Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre, La découverte, 2003.
(8) B. Ogilvie, « Violence et représentation. La production de l’homme jetable », in Lignes, 26, 1995.
(9) J.-M. Harribey, La démence sénile du capital, Editions du Passant, 2002.
(10) Faire de la reconnaissance par le travail un besoin semble accorder une certaine forme de centralité au travail alors que toute une littérature soutient aujourd’hui la thèse de la fin du travail en défendant trois types d’arguments : le travail occupe de moins en moins de place dans la vie sociale et dans la durée de vie des individus ; le travail est de moins en moins conçu par les individus comme un moyen de réalisation de soi et comme une partie essentielle de l’existence ; les seuls modes d’émancipation compatibles avec le monde actuel concernent la vie hors travail. Aucun de ces arguments ne semble totalement convaincant. S’il est vrai que le développement du chômage et la réduction du temps de travail caractérisent l’époque actuelle, ces phénomènes s’accompagnent d’une intensification du travail et d’un prolongement du travail hors de la durée officielle du travail salarié - sous forme d’heures supplémentaires, sous forme de poursuite des activités de travail dans l’espace privé, sous forme d’entretien de son capital de connaissances techniques et de relations sociales, etc. (Ch. Dejours, « Centralité ou déclin du travail ? » , in J. Kergoat et alii, Le monde du travail, La découverte, 2003). S’il est vrai que le développement de la précarité et les nouvelles formes de management se sont accompagnés du développement de la souffrance au travail, il en résulte un rapport ambivalent au travail plus qu’un fuite dans le hors travail, et le travail reste un facteur central de la construction identitaire (Ch. Baudelot, M. Gollac, Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Fayard, 2003). Enfin, il semble difficile de soutenir que les luttes pour le hors travail doivent se substituer aux luttes pour le salaire et l’emploi, car on voit mal alors comment répondre au risque de réduire le travail à une simple variable d’ajustement, de laisser se développer sans entraves toutes les dynamiques de dérégulation du marché du travail et d’intensification du travail en situation (R. Castel, « Centralité du travail et cohésion sociale », in J. Kergoat et alii, op. cit). En définitive, la plupart des discussions sur la fin du travail semblent bien reposer sur une confusion du travail et de l’emploi salarié. Il est certain que la valeur sociale de notre existence peut dépendre d’autres activités que l’emploi salarié, et la critique du marché capitaliste doit conduire à défendre d’autres types de valorisation de soi que celles de l’emploi salarié. Cependant, il semble difficile de supposer que la valeur sociale de notre existence puisse résider en autre chose qu’en des activités où l’usage de différents types de techniques vise à produire des biens et des services utiles à autrui, en d’autres termes, en autre chose qu’en un travail.
(11) Y. Sintomer, M. Gret, Porto Alegre. L’espoir d’une autre démocratie, La découverte, 2002.
(12) Ch. Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1997 ; Travail, usure mentale, Bayard, 2000.

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