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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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U.S.A.


Le jeune homme marche vite seul à travers la foule de plus en plus clairsemée la nuit dans les rues ; les pieds sont fatigués par des heures de marche ; les yeux avides de la courbe chaleureuse des visages, d’une lueur complice dans les regards, d’un port de tête, d’un haussement d’épaule, du geste des mains qui se tendent et se serrent ; le sang vibre de désirs ; la conscience est une ruche d’espoirs qui bourdonnent et qui piquent ; les muscles font mal d’avoir connu tant de métiers, le travail du cantonnier avec sa pelle et sa pioche, le tour de main du pêcheur avec son harpon quand derrière le bastingage d’un chalutier qui tangue il hisse son filet qui se dérobe, le balancement du bras du pontonnier qui met en place le rivet chauffé à blanc, la prise lente et ferme du mécanicien sur la manette de contrôle des gaz, l’effort du paysan qui, arrêtant ses mules d’un cri, pèse de tout son corps pour dégager la charrue du sillon. Le jeune homme marche seul à travers la foule les yeux avides, les oreilles à l’affût de ce qu’il peut entendre, sans autre compagnie que lui-même, seul.

Les rues sont vides. Les gens se sont entassés dans les métros, ont grimpé dans les tramways et les autobus ; dans les gares ils se sont précipités sur les trains de banlieue ; ils se sont infiltrés dans leurs logements et immeubles, sont montés dans les ascenseurs pour rejoindre leurs appartements. Dans une vitrine deux étalagistes au teint cireux et en manches de chemise emportent un mannequin en robe de soirée rouge, au coin d’une rue, des soudeurs derrière leurs masques se penchent sur un rideau de flammes bleues pour réparer les rails d’un tramway, quelques clochards ivres passent en traînant les pieds, une péripatéticienne triste fait les cent pas sous une lampe à arc. Du fleuve provient le sifflement rauque d’un paquebot quittant le quai. Un remorqueur corne au loin.

Le jeune homme marche seul, vite mais pas assez vite, loin mais pas assez loin (les visages glissent hors de sa vue, les conversations s’étirent en bribes décousues, le bruit des pas s’évanouit dans les ruelles) ; il lui faut attraper le dernier métro, le tramway, le bus, grimper en courant les passerelles de tous les vapeurs, signer les registres de tous les hôtels, travailler dans les grandes villes, répondre aux petites annonces, apprendre les métiers, accepter les emplois, vivre dans toutes les pensions, dormir dans tous les lits. Un lit ne suffit pas, un emploi ne suffit pas, une vie ne suffit pas. La nuit, la tête inondée de désirs, il marche sans autre compagnie que lui-même, seul.

Pas d’emploi, pas de femme, pas de maison, pas de ville.

Il n’y a que les oreilles occupées à saisir les paroles qui ne sont pas seules ; les oreilles sont fortement captives, reliées par les vrilles serrées des mots proférés, la chute d’une histoire drôle, le chantonnement d’une histoire qui s’achève, la fin brutale d’une phrase ; les vrilles entrelacées des paroles relient entre eux les blocs d’immeubles de la ville, se répandent sur les trottoirs, s’amplifient le long des larges avenues bordées de voitures en stationnement, se précipitent avec les camions qui partent pour leur long trajet de nuit sur des autoroutes rugissantes, chuchotent le long des petits chemins sablonneux devant des fermes délabrées, reliant les villes et les stations-service, les rotondes de triage, les paquebots, les avions qui parcourent à l’aveugle les voies aériennes ; les mots lancent leurs appels sur les pâturages de montagne, dérivent lentement le long des fleuves qui vont s’élargissant jusqu’à la mer et jusqu’aux plages silencieuses.

Ce n’était pas lors de ses longues marches ballotté au milieu des foules la nuit qu’il était moins seul, ni dans les camps d’entraînement d’Allentown, ni dans les journées passées sur les docks de Seattle, ni dans la puanteur vide des étouffantes nuits d’été de son enfance à Washington, ni au cours de ses repas dans Market Street, ni lorsqu’il nageait au large des rochers rouges de San Diego, ni dans le lit plein de puces à la Nouvelle-Orléans, ni dans le vent venu du lac froid et coupant comme un rasoir, ni dans les façades grises que fait trembler le grincement des engrenages au bas de Michigan Avenue, ni dans les wagons fumeurs des trains express à supplément, ni en marchant à travers la campagne, ni en chevauchant dans les canyons arides au cœur des montagnes, ni la nuit sans même un sac de couchage sur les pistes gelées des ours dans le parc de Yellowstone, ni les dimanches lorsqu’il faisait du canoë sur la Quinnipiac ;

mais lorsqu’il entendait les mots de sa mère parlant du temps jadis, les récits de son père disant quand j’étais enfant, les histoires drôles des oncles, les racontars des enfants à l’école, les contes interminables des saisonniers, les hâbleries des troufions après l’extinction des feux ;

c’étaient les paroles qui s’accrochaient aux oreilles, le lien qui faisait vibrer le sang ; les USA.

Les USA, c’est une tranche de continent. Les USA, c’est un ensemble de sociétés de portefeuille, des regroupements de syndicats, une liasse de lois reliées en cuir, un réseau de radiodiffusion, une chaîne de salles de cinéma, une colonne de cotations boursières effacées et réécrites par un garçon de la Western Union sur un tableau noir, une bibliothèque publique pleine de vieux journaux et de manuels d’histoire éculés couverts de notes indignées griffonnées au crayon dans les marges. Les USA, c’est la plus grande vallée fluviale du monde, bordée de montagnes et de collines. Les USA, c’est une clique de fonctionnaires arrogants avec de trop nombreux comptes en banque. Les USA, ce sont beaucoup d’hommes enterrés en uniforme au cimetière d’Arlington. Les USA, ce sont les lettres à la fin d’une adresse lorsqu’on est loin de chez soi. Mais surtout, les USA, ce sont les paroles des gens.

Ce texte introduit la trilogie U.S.A. de John Dos Passos (Le 42e Parallèle - 1919 - La Grosse Galette) qui vient pour la première fois en français d’être réunie par les éditions Gallimard en 2002, trad. de l’américain par N. Guterman, Yves Malartic et Charles de Richter, révisé par C. Jase et Sabine Boulongne et préfacé par Philippe Roger, 1344 pages, 21 ill., collection Quarto, 30 E. (© éd. Gallimard, 2002.)

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