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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Chambre noire


La nuit, le désert se liquéfie sous mes pas.



Alors j’ai fait le voyage jusqu’à une chambre vide, espace d’avenirs à l’affût, caisson de noyé.



Ce désert ressemble à la vie, étendue calme et stérile pour l’œil ébloui, prurit lancinant sous la surface, où dans une immobilité de glace les pensées se ratatinent comme du plastique brûlant sur le sable. Je regarde la plaine, fixant le frais horizon où finit le désert, où chatoie l’obscurité et commence le vide.



Je me dirige maintenant vers la chambre des Limbes. A gauche, la porte toujours fermée est légèrement entrouverte, comme la fenêtre à droite est à jamais barricadée. Le bois taché de sang près du chambranle d’où pointe une longue éclisse n’est plus là. Je suis debout dans la pièce tandis que mon corps se dissout à travers le sol aride. Je soulève le plafond et m’enfonce dans la ville gris-bleu : la nuit est chaude et le ciel monochrome est impassible, comme si l’orage était passé. Seul dans cet endroit multiple, les rues humides me renvoient mon image dédoublée ; des nuages se forment à certaines fenêtres, une lumière orangée s’allume à d’autres, et le bout de la rue sombre dans le vide .



Le vide merveilleux.



Je sombre.



Là, alanguie sur le canapé, feuilletant un livre de photographies au son d’une musique muette, il y a une femme. Je n’ai jamais su son nom, elle m’adresse rarement la parole, mais elle sourit d’une manière distraite toutes les fois que je l’embrasse. Elle a toujours été dans la chambre, telle maintenant, avec son visage blême de rigueur, ses yeux charbonneux et ses lèvres écarlates. Il fait froid et je l’aime. A sa voix (elle a dans les trente ans), à sa vue (elle porte une robe des années trente) les larmes coulent le long de mes joues et forment les figurines que j’ai jetées jadis curieusement. Je suis là, dans une chambre anonyme, aux côtés d’une femme debout, son visage tout près du mien, qui me dévisage. Son nom, je ne le connais pas.



Les pages du livre bruissent sur le sol près de la fenêtre entrouverte. J’ai détourné mon attention du trafic silencieux sur la route lointaine en contrebas vers le livre qui n’a plus bougé, dans le clair de lune partiellement obscurci par le store. Je porte de nouveau mes regards vers la chose que j’ai entre les mains, je la regarde se disloquer ; la chose en forme de chair pourrissante couverte de cicatrices et de tendres bourgeons agonise et s’effrite depuis des nuits maintenant, et même si je ne m’en rendais pas bien compte, je m’aperçois que je l’ai portée toute ma vie. Les lumières tombent à mesure que sa forme se défait. De ce que j’entrevois à l’intérieur, l’ancien tourbillon de couleurs vives s’est transformé en pastel mou. La chose s’alourdit à mesure qu’elle s’amenuise, elle qui brillait autrefois et manquait de m’échapper des mains dans son impatience à atteindre et toucher tout ce qui l’entourait. On me dit qu’il est possible de la découdre de mes mains, de l’ôter, que je peux ensuite m’en aller sans demander mon reste.



Je m’affaisse le long du mur sur le plancher gondolé jadis par

l’humidité. Assis dans l’immobilité de cette chambre noire, sèche et poussiéreuse, j’observe les ombres voyageuses onduler une dernière fois d’un bout à l’autre du plancher pourri. Je comprends alors que ce sont les seules quatre heures du jour, aussi long que la vie, qui vaillent la peine d’être vécues, ces dernières heures de songes noirs et de stupeurs apeurées.



Je reste assis là, tandis que l’obscurité glacée s’allume enfin dans le noir. Je la sens, objet du rien, coller à ma peau ; je sens son poids insensé m’enfouir sous son grain factice et des taches de lumière jaillissent du frottement de mes yeux contre elle. Fade, elle obstrue ma bouche, des bouffées d’air solide pétrifient mes poumons vides et sa clarté aveuglante me cloue sur place. Elle me sussure à l’oreille de vilaines pensées par lambeaux de phrases sans contours, pendant que les doigts de silhouettes vides prélèvent mes rêves un à un. Dans la tête égarée, des voix lamentables se plaignent que je me sois trompé d’endroit, que je cherche à m’évader contre ma volonté, assailli de tous côtés par des choses qui sont de nature immobiles. Par terre, je me sentais oppressé, entièrement vidé du souvenir de la lumière. Alors je me suis souvenu du crépuscule d’un centième de seconde lorsque la nuit est tombée, mais même maintenant j’ai presque oublié la chaleur de ce bleu-gris.



Je veux de la lumière, de la légèreté tranchante comme le rasoir, je veux flotter dans la pure clarté, qu’elle m’écorche et me lacère la peau, qu’elle aspire un sang translucide de chacune de mes veines, saigne mes muscles comme s’ils étaient du gibier, blanchisse mes os et mon esprit, brûle tout souvenir de l’obscurité.



Attirés par moi, les papillons de nuit viennent se cogner contre mon visage comme s’ils devinaient mes vagues regrets de lumière, mais leur appétit vorace suffit à éteindre la clarté affolante. Le poids de l’obscurité me plaque au sol; de toutes mes forces je me soulève, luttant contre l’air congelé dont la forme est aussi reconnaissable et intangible qu’un reflet dans un miroir. A présent, seul un fantasme de désirs incarnés se tient devant moi, espace de couloirs recréés, pièces à fantômes, théâtres d’un rêve isolé. J’avance, mesurant mon temps au chronomètre de mon pouls, observant de nouvelles silhouettes défiler staccato devant moi au même rythme que les pulsations sourdes de mon cerveau. L’avenir, dessin flou, passe et repasse devant mes yeux, forme invisible après laquelle je tâtonne, faux espoir d’une masse plus sombre encore que celle j’endure maintenant.



Je suis assis. Mon moi, corps chaud produit par induction, forme imperceptible, inconnue, contient l’air environnant et les voix d’une perpétuité de fantômes. Ma vie est le noir, une partie de son éternité. Tout le poids de l’infini s’est doucement insinué en moi, anéantissant mon corps.



Je suis atomisé, rien.


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