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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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Une « voie européenne » vers l’État pénal ?


En retraçant la constitution en Amérique de ce nouveau gouvernement de l’insécurité sociale qui marie la « main invisible » du marché du travail dérégulé et l’aide sociale contractualisée au « poing de fer » de l’État punitif, on entre dans le laboratoire vivant de la révolution néolibérale. Car les États-Unis ne se contentent pas d’être la forge et la locomotive du projet néolibéral au plan de l’économie et de l’aide sociale, durant la décennie passée, ils sont aussi devenus les premiers exportateurs mondiaux de « théories », slogans et mesures sécuritaires.



Et la noblesse d’État de l’hexagone est tombée – ou plutôt d’enthousiasme s’est jetée – dans le piège sécuritaire monté outre-Atlantique. Séduite par les « mythes savants » qui l’habillent d’atours rationnels, la France s’est ralliée au « consensus de Washington » en matière de lutte contre le crime, au point de connaître aujourd’hui une bouffée d’inflation carcérale comparable à celle qu’affichaient les États-Unis il y a vingt ans à l’acmé de leur boom pénitentiaire. Il n’est d’ailleurs qu’à examiner les principales dispositions de la loi dite Perben II sur la criminalité promulguée par le parlement français au printemps 2004 – mais la démonstration vaudrait mutatis mutandis pour la loi sur la sécurité quotidienne, dite loi Vaillant, votée le 15 novembre 2001 à l’initiative d’un gouvernement socialiste – pour s’apercevoir de l’influence aussi claire que délétère du modèle étatsunien fondé sur l’intensification de l’activité policière, l’accroissement de la répression judiciaire et l’extension du ressort pénitentiaire. Cette loi controversée qui, fait unique dans les annales de la justice française, a déclenché un mouvement de grève quasi-unanime des professions judiciaires marqué par de solennelles manifestations de rue par les magistrats en robe et hermine, opère une quinzième réforme du code pénal en dix ans sous prétexte d’adapter la procédure judiciaire à l’évolution de la délinquance – mais, curieusement, elle omet la criminalité en col blanc et en écharpe tricolore, dont l’actualité récente a pourtant révélé la recrudescence. Elle accroît les pouvoirs et les prérogatives de la police par un ensemble de mesures, telles que l’autorisation des perquisitions de nuit et des enregistrements vidéos dans les lieux privés, l’allongement de la garde à vue de 48 à 96 heures, la rémunération des indicateurs et la création d’un statut du repenti accordant une exemption de peine à tout criminel qui identifierait ses complices, qui s’inspirent directement des dispositifs étatsuniens qui ont banalisé l’usage de la délation et des « mouchards » dans les opérations de police au sein du ghetto noir1.



Perben II élargit la définition du crime « en bande organisée » et aggrave les sanctions encourues pour toute une série d’infractions (extorsion, corruption de mineur, fabrication d’armes, etc.), comme l’ont déja fait les États-Unis. Elle institue une procédure du « plaider coupable », décalque du plea bargaining américain qui autorisera un prévenu à troquer une peine réduite (par exemple, un an de prison pour des faits punissables de cinq) contre une dispense de procès permettant à la justice d’en économiser les frais3. Elle étend à cinquante nouveaux délits l’application de la « composition pénale », par laquelle un procureur peut infliger une amende, un retrait de permis de conduire ou un stage à l’auteur présumé d’un délit qui reconnaît les faits. Elle crée un fichier national des délinquants sexuels qui, outre qu’il abolit le « droit à l’oubli » pour cette catégorie de contrevenants, comprendra les empreintes génétiques des mineurs, des individus acquittés et des personnes mises en cause mais non condamnées pour des infractions à caractère sexuel ainsi que l’obligation d’enregistrement des ex-délinquants sexuels auprès de la police – en attendant, un jour prochain, d’introduire l’obligation de publicité de leur présence, à l’instar de la loi de Megan aux États-Unis. Enfin, la loi Perben II étend le contrôle post-pénal par la généralisation du placement en semi-liberté et sous surveillance électronique pour les sortants de prison, ce qui ne manquera pas d’accroître le taux des retombées en détention. Normalisation des dispositifs d’exception, accélération des procédures, alourdissement des peines, extension du périmètre de supervision judiciaire : ce ravalement du code pénal encourage l’usage tous azimuts de l’enfermement et facilite une justice d’abattage pour faire face à l’afflux prévisible des prévenus.



Par importation ou inspiration, l’alignement ou la convergence des politiques pénales ne signifient pas réplication à l’identique. Pas plus que les autres pays d’Europe à tradition étatique forte, catholique ou social-démocrate, l’ajustement que la France opère dans sa politique de la misère n’implique pas une duplication mécanique du patron étatsunien, soit un basculement net et brutal du traitement social vers le traitement pénal de la pauvreté débouchant sur la carcéralisation à outrance. L’enracinement profond de l’État social dans l’armature du champ bureaucratique autant que dans les structures mentales nationales, la moindre prégnance de l’idéologie individualiste et utilitariste qui sous-tend la sacralisation du marché, et l’absence de césure ethnoraciale font que les pays continentaux ne sont guère susceptibles de passer rapidement au « tout pénal ». Ils doivent se frayer chacun leur propre chemin vers le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, conformément à leur histoire nationale, à leurs configurations sociales et à leurs traditions politiques propres. Pour schématiser, on peut caractériser provisoirement la « voie européenne » (avec des variantes française, italienne, hollandaise, etc.) vers l’État pénal qui se dessine à tâtons sous nos yeux par une double accentuation conjointe de la régulation sociale et pénale des catégories marginales. Ainsi, durant la décennie passée, les autorités françaises ont fait à la fois plus de social et plus de pénal, même si c’est un « social » marqué au coin du moralisme punitif. D’un côté, on a multiplié les dispositifs d’assistance (Contrats Emploi-Solidarité, emplois jeunes, stages, programme TRACE, etc.), relevé les minimas sociaux, institué la Couverture Médicale Universelle et étendu l’accès au Revenu Minimum d’Insertion. De l’autre, on a mis en place des « cellules de veille » et sédentarisé des unités de police anti-émeutes dans les « zones sensibles » ; on a substitué le juge à l’éducateur pour faire du rappel à la loi ; on a passé des décrets anti-mendicité (au demeurant illégaux), multiplié les opérations « coup de poing » dans les cités, banalisé l’usage de la comparution immédiate, alourdit les peines pour récidive, asséché les libérations en conditionnelle, accéléré les déportations d’étrangers soumis à la double peine, menacé les parents d’enfants délinquants de suppression des allocations familiales, etc.



Deuxième différence entre les États-Unis et la France et plus généralement les pays de l’Europe continentale : la pénalisation de la misère à la française s’effectue principalement « par le biais de la police et des tribunaux plutôt que par la prison. »4 Elle obéit (pour combien de temps encore ?) à une logique à dominante panoptique plus que ségrégative et rétributive. Corrélat : les services sociaux y prennent une part active puisqu’ils disposent des moyens administratifs et humains d’exercer une supervision rapprochée des populations dites à problèmes. Mais l’activation simultanée du traitement social et du traitement pénal des désordres urbains ne doit pas masquer le fait que le premier sert bien souvent de cache-sexe bureaucratique au second et lui est de plus en plus directement soumis dans la pratique. En encourageant les services sociaux, sanitaires, scolaires, etc., de l’État à collaborer étroitement avec la police et la justice, on fait d’eux des extensions de l’appareil pénal de sorte à instaurer un panoptisme social qui, sous couvert d’assurer le bien-être des populations démunies, les soumet à une surveillance punitive de plus en plus précise et pénétrante. La police au secours des « jeunes en difficulté d’insertion » On en a eu l’illustration concrète et caricaturale début 2000 à Nîmes après que Le Midi Libre eut confirmé la rumeur publique selon laquelle la police de la ville avait, à la demande du Préfet, compilé dans la plus parfaite illégalité un fichier nominatif de 179 jeunes ayant eu maille à partir avec ses services qui fusionnait les informations recueillies sur eux par l’Education nationale, la Protection Judiciaire de la Jeunesse, l’ANPE, la Mission Locale d’Insertion, la Jeunesse et les sports, et les services sociaux du département. Ces jeunes (dont 19 mineurs de moins de 16 ans) provenaient tous de cinq « quartiers sensibles» et avaient des patronymes à consonnance maghrébine pour 83% d’entre eux et manouche pour la plupart des autres. Sur le listing alphabétique produit par la Préfecture dans le cadre de la Commission d’Accès à la Citoyenneté figurent leur nom, date de naissance et quartier de résidence, suivi des mentions fournies par les divers services impliqués : la Direction Départementale des Services de Police signale les « priorité DDSP » et les « mineurs réitérants », et la Protection Judiciaire les « cas suivis » ; l’Inspection d’académie résume la trajectoire scolaire du sélectionné sur huit colonnes et l’ANPE ses expériences en matière d’emploi en dix variables ; la Mission Locale d’Insertion, elle, liste le « premier contact », « dernier contact » et éventuellement les mesures prises en faveur de l’intéressé (« CAP peinture », « ANPE », « Absent. entr. indiv. », etc.). Le fait que le directeur de cabinet du Préfet du Gard ait osé justifier publiquement cette violation flagrante de la Loi informatique et libertés en invoquant – peut-être même sincèrement – le désir de venir en aide à un « panel » de « jeunes en difficulté d’insertion » en dit long sur la banalisation du recours à l’appareil répressif pour réguler les catégories marginales : « Prosaïquement, et encore une fois dans un esprit républicain, il faut bien travailler sur des cas concrets pour lutter contre l’exclusion »5.



L’assurance et même la fierté avec lequel le directeur du cabinet du Ministre de l’intérieur d’alors défend auprès des syndicats qui l’interpellent à ce sujet le bien-fondé de cette opération dans « le prolongement des décisions prises lors des Conseils de sécurité intérieure » montre à quel point l’équivalence entre « jeunes en situation de marginalisation » ou en « difficulté d’intégration dans notre société » et jeunes mis en cause par la police va de soi dans l’esprit des managers d’État6. Cet incident, pointe émergée d’un immense iceberg de pratiques administratives invisibles, à la frontière de la légalité, montre bien comment l’activité des services éducatifs et sociaux peut être annexée, voire subordonnée, à une logique policière et punitive contraire à leur philosophie de base. Reste à savoir si cette voie européenne vers le libéral-paternalisme est une véritable alternative à la pénalisation à l’américaine ou si elle constitue simplement une étape intermédiaire ou un détour débouchant à terme sur l’emprisonnement de masse. Si l’on sature les quartiers de relégation de policiers sans y améliorer réellement les chances de vie et d’emploi, si l’on multiplie les partenariats entre la justice et les autres services de l’État, on est assuré d’accroître la détection de situations illicites et d’augmenter les arrestations et les condamnations au pénal. Qui peut dire, aujourd’hui, où et quand s’arrêtera le gonflement des effectifs des maisons d’arrêt et de peine qui s’observe dans presque tous les pays d’Europe ? Il importe ici de souligner que, sur le continent européen au moins, la régression sociale vers un marché de l’emploi flexible « libéré » des garde-fous administratifs et des protections légales mis en place au fil d’un siècle et demi de luttes ouvrières et syndicales ne procède pas d’un simple retour au gouvernement de la misère caractéristique du capitalisme sauvage de la fin du dix-neuvième siècle, fondé sur la violence nue des rapports de force industriels, les solidarités locales et la charité étatique7. À cela trois raisons majeures. Tout d’abord la résurgence de conditions d’emploi dégradantes dignes de Dickens s’effectue sur fond d’enrichissement collectif et de prospérité soutenue pour la majorité de la population qui rendent d’autant plus incongrus et inacceptables l’affaissement du niveau de vie et le rétrécissement subit de l’espace des possibles infligé au nouveau (sous-)prolétariat urbain8.



Ensuite, la précarisation se heurte au butoir que constituent l’élèvement continu des attentes collectives de dignité, produit notamment par l’universalisation de l’enseignement secondaire, et l’institutionnalisation de droits sociaux indépendants de la performance au travail, qui amortissent, voire contredisent pratiquement la sanction du marché. En témoignent, d’un côté, la pression du patronat et des instances internationales colonisées par les grandes firmes (comme l’OCDE et la Commission européenne) pour rogner ou éliminer les « minimas sociaux », et, de l’autre, la multiplication des recours militants et juridiques opposés aux administrations publiques par les allocataires floués par la recomposition permanente des programmes de secours ou d’insertion (cf. les manifestations annuelles des chômeurs pour une « prime de Noël » ou l’action en justice des « recalculés » de l’Unedic au printemps 2004). En atteste également la demande persistante d’une action protectrice et correctrice de l’État-providence de la part des citoyens de tous les pays avancés en dépit des vigoureuses campagnes médiatiques et politiques visant à l’étouffer9. Enfin, la généralisation de l’instabilité salariale suscite à son tour des formes de mobilisation inédites et des solidarités transversales, illustrées par le bouillonnement des associations de défense des démunis et le surgissement des coordinations de salariés précaires (ainsi en France récemment parmi les employés de McDonald’s, Pizza Hut et Go Sports, mais aussi de la FNAC, Arcade, etc.) qui s’enracinent dans la possession d’un capital culturel dévalorisé par l’éclatement des postes, des tâches et des horaires ainsi que dans le refus de la docilité déférente communément exigée dans les rapports de face-à-face avec la clientèle des services aux personnes10. Du côté pénal, l’État de l’aube du troisième millénaire s’est doté de moyens budgétaires, humains et technologiques sans équivalent dans l’histoire par leur volume, leur imbrication et leur degré de rationalisation, qui lui octroient une capacité bureaucratique de quadrillage et de contrôle dont ses prédecesseurs de l’ère industrielle ne pouvaient même pas avoir idée. De nos jours un suspect ou un repris de justice peut être repéré, suivi à distance et capturé virtuellement à tout moment et en tout lieu, du fait de la mise en circuit d’une pléthore d’instruments d’identification et de surveillance quasi-instantanées (caméras vidéo, cartes électroniques, télécommunications, banques de données administratives et commerciales, vérifications d’antécédents par les employeurs et les bailleurs, etc.) couvrant les moindres recoins d’un pays11, alors qu’à la fin du dix-neuvième siècle il lui suffisait de changer de nom et de ville ou de région pour se fondre dans le paysage et échapper aux autorités. De fait, au fur et à mesure que l’État se désengage de l’économie et se défausse de ses missions de protection sociale, son « pouvoir infrastructurel », c’est-à-dire sa capacité à pénétrer les populations sous son égide et à régir leurs comportements12, passe de plus en plus par les réseaux tissés par son appareil répressif, qui devient ainsi l’un des principaux vecteurs d’unification de son ressort au niveau national ou supranational (avec l’espace de Schengen).



Au demeurant, les catégories déshéritées qui sont la proie favorite de la justice criminelle sont déjà en plein dans le collimateur des bureaucraties de l’aide sociale qui supervisent sans scrupule ni relâche leurs conduites ordinaires et même leur vie intime13. La pénalisation de la précarité comme production de réalité De même que l’émergence d’un nouveau gouvernement de l’insécurité sociale diffusée par la révolution néolibérale ne marque pas un retour en arrière historique vers une configuration familière mais une véritable novation politique, de même le déploiement de l’État pénal ne peut pas se comprendre sous la seule rubrique étroite de la répression. L’avènement du « libéral-paternalisme » doit se concevoir aussi, comme le suggérait naguère Karl Marx, sous la catégorie générative de production : « Le criminel produit une impression tantôt morale, tantôt tragique, et il “rend service” en réveillant les sentiments moraux et esthétiques du public. Il produit non seulement les manuels de loi pénale et la loi pénale elle-même, et donc les législateurs, mais aussi l’art, la littérature, et le théatre dramatique. Le criminel rompt avec la monotonie et la sécurité de la vie bourgeoise. Ainsi il la protège de la stagnation et il suscite cette tension constante, cette mobilité de l’esprit sans lequel le stimulus de la compétition lui-même s’émousserait »16. La transition de la gestion sociale au traitement pénal des désordres induits par la fragmentation du salariat est de fait éminemment productrice. Productrice de nouvelles catégories, comme le « quartier sensible », euphémisme désignant un pan de ville mis en jachère économique et sociale par l’État et pour cette raison même soumis à un encadrement policier renforcé, et son cousin germain les « violences urbaines », nomenclature imbécile qui amalgame des actes déviants de nature et de motivations disparates (graffiti et déprédations, rixes entre jeunes, injures aux enseignants, trafic de drogue ou recel d’objets volés, affrontements collectifs avec la police, etc.) afin de favoriser une approche punitive des problèmes sociaux des « banlieues » en les dépolitisant16. Productrice de nouveaux types sociaux, comme le « sauvageon », variante social-paternaliste de l’insulte raciste brocardant la déculturation supposée des classes populaires, dont l’irruption est censée justifier la réouverture des centres fermés pour jeunes délinquants alors que toutes les études déplorent leur extrême nocivité, et le « prédateur sexuel », incarnation honnie de toutes les menaces pesant sur l’intégrité de la cellule familiale, d’autant plus craint que la sphère familiale est plus soumise aux torsions et aux distorsions nées de la précarisation du travail. À quoi s’ajoute la rénovation de figures classiques comme le « délinquant récidiviste », dernier avatar pseudo-savant de l’uomo delinquente de Cesare Lombroso en 1884, dont on recherche désormais par « profilage » les caractéristiques psychophysiologiques et anthropométriques distinctives. Car la politique de pénalisation de la précarité est également porteuse de nouveaux savoirs sur la ville et ses troubles que diffusent une gamme inédite d’« experts » et, dans leur sillage, les journalistes, responsables administratifs, cadres associatifs et élus penchés au chevet des « quartiers de tous les dangers »16.



Ces savoirs sont mis en forme et en orbite par des institutions hybrides, situées à l’intersection des champs bureaucratique, universitaire et médiatique, qui singent la recherche pour apporter une caution d’apparence scientifique à la mise sous coupe policière et pénale des quartiers déshérités. C’est le cas, en France, de l’Institut de hautes études de la sécurité intérieure, organisme créé par Pierre Joxe en 1989 puis développé par Charles Pasqua, « placé sous l’autorité directe du Ministre de l’intérieur » afin de promouvoir une « pensée raisonnable de la sécurité intérieure », qui irrigue l’hexagone des dernières nouveautés du crime control importées d’Amérique, et de l’Institut de criminologie de Paris, officine de propagande sécuritaire qui présente cette caractéristique remarquable de ne compter aucun criminologue parmi ses éminents membres. On n’en finirait pas de recenser les agents et les dispositifs qui contribuent, chacun à son niveau, au travail collectif de construction matérielle et symbolique de l’État pénal désormais chargé de (re)prendre en main les populations poussées dans les failles et les fossés de l’espace urbain, des entreprises privées de « conseil en sûreté » aux « adjoints de sécurité » en passant par les syndicats de commissaires de police, les maisons d’édition avides d’écouler des publications sur ce sujet porteur (mention spéciale à L’Harmattan et aux Presses Universitaires de France), les « citoyens relais » (ces bénévoles qui signalent à la police en sous-main les problèmes de leur quartier) et toute une série d’innovations juridiques (rappel à la loi, juge de proximité, composition pénale, etc.) qui, sous prétexte d’efficience bureaucratique, instaurent une justice différentielle selon l’origine de classe et le lieu de résidence. Bref, la pénalisation de la précarité crée de la réalité, et une réalité taillée sur mesure pour légitimer l’extension des prérogatives de l’État-pénitence selon le principe de la prophétie auto-réalisante.

1 – Loïc Wacquant, « The Penalisation of Poverty and the Rise of Neoliberalism », European Journal of Criminal Policy and Research, n° spécial sur justice criminelle et politique sociale, 9-4, hiver 2001, pp. 401-412. Sur l’accélération de la circulation internationale des discours et politiques de lutte contre le crime ces dernières années, et le poids prépondérant des produits américains dans ces échanges, voir les études réunies par Tim Newburn et Richard Sparks (dir.), Criminal Justice and Political Cultures : National and International Dimensions of Crime Control, Londres, Willan Publishing, 2004.
2 – Jerome G. Miller, Search and Destroy : African-American Males in the Criminal Justice System, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, pp. 102-103.
3 – Toutefois c’est une copie bien peu conforme puisque, dans le cas français, le prévenu ne dispose pas de l’accès à son dossier ni à un conseil, contrairement à son homologue américain. Ce dispositif s’apparente donc plus au chantage judiciaire qu’à un marchandage (bargaining), ce qui est assuré d’aggraver le biais ethnique et de classe déjà très puissant qui affecte son usage aux États-Unis (voir Thierry Lévy, « L’empoisonnement progressif », Dedans Dehors, 41, janvier-février 2004, p. 21).
4 – Bernard Brunet, « Le Traitement en temps réel : la justice confrontée à l’urgence comme moyen habituel de résolution de la crise sociale », Droit et société, 38, 1998, pp. 91-107 ; Gilles Sainatti, « Le Souverainisme policier, nouvelle doctrine pénale », Justice, 161, juillet 1999, pp. 12-18; et Laurent Bonelli, « Evolutions et régulations des illégalismes populaires en France depuis le début des années 1980 », Cultures et conflits, 51, automne 2003, pp. 9-43.
5 – « La préfecture de Nîmes fiche secrètement 179 jeunes », Libération, 10 janvier 2000. Je remercie Aline Cahoreau et Jean Launay, du Syndicat de la Magistrature de Nîmes, pour m’avoir communiqué les différentes pièces de ce dossier.
6 – Selon ce haut fonctionnaire ministériel, la démarche du Préfet du Gard visait à « rendre plus cohérente et plus pertinente l’action des services de l’État en direction de jeunes en grande difficulté et d’expertiser, à leur égard, l’efficacité des dispositifs publics mobilisés pour leur venir en aide » afin qu’ils puissent « accéder à de vrais choix de vie et à un plein exercice de la citoyenneté ». Et de conclure que « la République est à l’honneur lorsqu’elle mobilise un tel effort pour ses enfants les plus défavorisés » (lettre de Jean-Paul Proust, Directeur de cabinet du Ministre de l’intérieur, au Président du syndicat SNPES-FSU de la Protection judiciaire de la jeunesse, section du Gard, datée du 19 janvier 2000). Mais alors pourquoi réserver cette généreuse intention « républicaine » à ces 179 jeunes des quartiers les plus mal famés de la ville sélectionnés par la police ?
7 – Contrairement à ce que suggère Etienne Balibar, pour qui la réduction de l’État à ses fonctions répressives « semble nous ramener à une phase “primitive” de la constitution de l’espace public dans les sociétés bourgeoises » « Sûreté, sécurité, sécuritaire », Cahiers marxistes, 200, 1995, p. 193.
8 – Parick Bruneteaux et Corinne Lanzarini, Les Nouvelles figures du sous-prolétariat, Paris, L’Harmattan, 2000.
9 – Gösta Esping-Andersen (dir.), Welfare States in Transition : National Adaptations in Global Economies, Londres, Sage Publications, 1996.
10 – Voir sur ce point le témoignage d’Abdel Mabrouki et Thomas Lebègue, Génération précaire (Paris, Le Cherche-Midi, 2004), et les recommandations pratiques d’Attac, Travailleurs précaires, unissez-vous (Paris, Mille et une nuits, 2003) ; et, de l’autre côté de l’Atlantique, Dan Clawson, The Next Upsurge : Labor and New Social Movements, Ithaca, Cornell University Press, 2003.
11 – David Lyon, The Electronic Eye : The Rise of the Surveillance Society, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993.
12 – Sur la notion de « pouvoir infrastructurel » de l’État, par opposition à son « pouvoir despotique », voir Michael Mann, « The Autonomous Power of the State : Its Origins, Mechanisms and Results », Archives européennes de sociologie, 25-2, été 1984, pp. 185-213.
13 – Le fonctionnement cauchemardesque de cette « digital poorhouse » dans une région reculée des Appalaches est décrite de l’intérieur par John Gilliom, Overseers of the Poor : Surveillance, Resistance, and the Limits of Privacy, Chicago, University of Chicago Press, 2001 ; le contrôle social rapproché des allocataires d’aide en Europe est discuté par Catherine Lévy, Vivre au minimum, op. cit., pp. 69-89.
14 – Karl Marx, Le Capital, Livre IV : Théories de la plus-value, Paris, Editions Sociales, 1976, orig. 1877), tome 1, pp. 226.
15 – Sur l’invention de cette notion par les Renseignements généraux, voir Laurent Bonelli, « Renseignements Généraux et violences urbaines », Actes de la recherche en sciences sociales, 136-137, mars 2001, pp. 95-103; également Laurent Mucchielli, « L’expertise policière de la “violence urbaine” : sa construction intellectuelle et ses usages dans le débat public français », Déviance et société, 24-4, décembre 2000, pp. 351-375.
16 – Selon l’expression d’un des héraults du catastrophisme sécuritaire, le commissaire de police Richard Bousquet, Insécurité : nouveaux risques. Les quartiers de tous les dangers, Paris, L’Harmattan, 1998, ouvrage préfacé par l’incontournable Alain Bauer. Les propriétés et les bases sociales du succès de ces nouveaux experts sont disséquées par Pierre Rimbert, « Les Nouveaux managers de l’insécurité: production et circulation d’un discours sécuritaire », in Gilles Sainati et Laurent Bonelli (dir.), La Machine à punir, Paris, Dagorno, 2001, pp. 203-234.

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