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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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Sous le titre de cet article, dont la fonction est ici d’euphémiser le rétrécissement de nos sphères intimes cernées par le Politiquement/Sexuellement/ Transparent Correct, commentaire de texte autour de quelques propositions poétiques (issues donc de cet essai désespéré de transfiguration du réel qu’est le travail d’écriture du monde).



En ces temps de biologisation forcenée de nos mœurs, il est temps que le Passant, sachant chasser sur les terrains les plus accidentés, propose au lecteur curieux un premier brouillon de décryptage du génome humain amoureux. Ne laissons pas aux officines les plus autorisées, (marketing consultants, experts papistes, psychanalystes, nouveaux philosophes, mondialistes pornocrates), le monopole de la parole sur l’amour et ses métamorphoses. Au boulot , camarades !



Première proposition : l’amour est un effort de volonté.



Etonnant, non ? Quoique…

Si « rien n’est donné à l’homme… », disait le poète, tirons-en les conséquences : tout reste alors à conquérir. Y compris ce territoire clair-obscur où campe celui ou celle dont nous essayons de nous approcher, parfois à pas de loup, parfois à grandes enjambées lyriques, parfois croyant connaître le chemin mais, le plus souvent, avouons-le, poussé par des vents inconnus sur d’insoupçonnés chemins de traverse. Tel est pris (au piège de la séduction) qui croyait prendre (la bonne direction).

En effet, la séduction n’est pas tant cette aura magique qui sourd naturellement des gènes de ceux qui en seraient dépositaires qu’une certaine capacité à être séduit, que la volonté d’être séduit. Renversement salvateur : s’il n’y a pas d’effort pour ouvrir notre perception du monde jusqu’à y découvrir l’existence d’un(e) autre qui nous séduit, la probabilité est grande de ne pas le (la) séduire à notre tour. Nous nous contenterions en ce cas de rechercher un(e) autre exactement semblable à ce que nous sommes, image infantile et sécurisante du même. Narcisse n’est pas amoureux. Ça se saurait. Ou plutôt, quelqu’un, un jour, en quelque endroit l’aurait su. Au lieu de quoi Monsieur Jem’aime se noie dans le reflet d’une rivière. S’il avait levé les yeux, il aurait vu des jeunes corps nus se baigner un peu plus loin… Cézanne et Picasso ont vu les baigneuses, Hockney a peint le corps des garçons près de la piscine, Narcisse ne voit rien d’autre que ce qu’il peut voir. L’amour, mon pote, c’est précisément voir ce que tu ne peux pas t’attendre à voir.

Si l’on n’a toujours que ce que l’on mérite, (comme disait Calvin, pas Klein, l’autre), être amoureux est l’aboutissement d’une tension du « vouloir être amoureux ». Cet effort titanesque, parfois inconscient (si tant est qu’un effort puisse l’être, c’est tout le débat Tyson-Sartre), est en lui-même sa propre fin. L’amour ne vise à rien d’autre qu’à l’amour. C’est après que les choses se compliquent.



Seconde proposition : Don Quichotte est amoureux, l’autre pas.



Don Quichotte, cet idéaliste matérialiste dont on ne sait jamais très bien où commence le délire et où finit la grandeur, est, rapidement dit, l’exemple même du « vouloir être amoureux ». Cette tension vers l’autre, ce don de soi qui va jusqu’au sacrifice, ce monde que l’on transforme parce que celui que l’on a devant les yeux est si pauvre, banal, sans horizon, il faut bien en convenir : ça vous a une sacrée gueule !

Voilà ce qui met un homme en marche dans la Mancha, lui fait entrevoir une infinité d’univers possibles : être amoureux. D’où, au sens strict, l’utopie : Don Quichotte peut se battre partout et contre n’importe qui. Il n’y a pas de lieu fini pour sa quête, pas de limites aux rêves, pas de bienséance sous le soleil brûlant du feu intérieur. Peu importe la réelle Dulcinée, (sait-on d’ailleurs toujours qui on aime et le monde est-il exactement ce que nous voyons ?), c’est le mouvement vers ailleurs qui justifie l’aventure. Les esprits chagrins diront qu’il est trop facile de n’aimer qu’un rêve, je tiens pour ma part, avec Don Quichotte, que l’on n’aime jamais que le rêve de l’amour de l’autre.

L’autre, celui qui n’aime pas, c’est Don Juan. Couple emblématique. Le Burlador de Séville contre l’Hidalgo. Don Juan n’aime rien d’autre que sa posture d’homme qui n’aime rien. Ce qui le fait jouir, c’est l’accumulation marchande des femmes séduites. On n’est d’ailleurs même pas sûr qu’il jouisse. Ni Molière, ni Mozart, ne lui aura donné des nuits peuplées d’autres créatures que ce fantôme de père auquel le petit enfant ne peut que s’opposer s’il veut se poser comme homme à part entière.

Remarquez en outre au passage deux choses : Don Quichotte en a fini avec ses géniteurs pendant que l’autre s’œdipe le Commandeur, et, pendant que l’ahuri fantastique pense à léguer ses biens à son serviteur, le mystico-comptable laisse son valet en pleine lutte des classes, se moque des mendiants, mais tire le fauteuil et fait risette aux débiteurs. Là encore, le message est clair : la Révolution ne peut même s’envisager qu’avec des amoureux. ça nous changera des pisse-froids avec qui les lendemains, de toutes façons, déchantent.



Troisième proposition : Reconstruire ce vieux monde, imparfait du subjectif.



Aimer quand même, résister à l’explication par les molécules, les statistiques, les sociologies du quotidien, les interprétations sauvages, ne pas vouloir s’enterrer la gueule ouverte, crier, demander de l’aide, du secours, aimer ce monde, ne pas cracher sur nos aurores boréales, ne pas avoir peur de la nuit, dire que je t’aime, ne rien garder, ne rien thésauriser, savoir que nos maisons nous ressemblent, chaud dedans, chaud dehors, chaud tout le temps, ouvrir les yeux pour que l’univers s’étende à l’infini, pleurer sur ton ventre et rire de t’entendre rire, résister au cynisme, à l’amertume, à toutes les castrations, aimer être seul et vouloir être seul aimé, tout, tout pourvu qu’on aime. Programme pour les temps qui viennent.

Sinon, rien.

Dramaturge, poète et romancier, Sergio Guagliardi, était un compagnon de route, un ami. Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication dans Le Passant Ordinaire (L'amour, n° 30, août 2000). Il est republié ici à l’occasion du dixième anniversaire de la revue. N.D.L.R.

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