Accéder au site du Passant Ordinaire L'Hypothèse démocratique
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican
  Go !   

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
Imprimer cet article Imprimer l'article

Quand il n’y a pas la place pour deux

Kill Bill, un film de Quentin Tarantino
Kill Bill : deux films, un titre à double entendre1, une série de duels et de face-à-face, un couple séparé (Beatrix et Bill), un couple de mariés (Beatrix et son vendeur de disques), deux frères (Bill et Budd), deux mères et leur fille (Vernita Green et Nikki, Beatrix et B.B.)… et à l’origine, un réalisateur et son actrice vedette, crédités au générique par un « Q & U », qui inventent le personnage, ou plutôt le concept de la mariée (the Bride). Jusque-là, l’affaire semble entendue. Tarantino décline le 2. Rien de très nouveau, y compris dans sa propre filmographie : le couple y est toujours peu ou prou au centre des situations et des images (dans Reservoir Dogs, les truands fonctionnent par paires, pratiquement toutes les séquences de Pulp Fiction s’assimilent à des sketches de duettistes, sans oublier le couple audacieux formé par Pam Grier et Robert Forster dans Jackie Brown, sans qui les dollars ne seraient pas détournés). Il est vrai que dans chacun de ces films, le devenir du couple réside dans sa cassure, et si elle est la plupart du temps accidentelle (suite à la mort violente d’un des deux partenaires ou à une mauvaise conjoncture), peut-être est-elle, plus profondément, structurelle, comme si Tarantino s’acharnait à subvertir le schéma narratif classique de la romance (deux individus isolés se rencontrent puis s’unissent) en partant de la fin (le couple) pour arriver à sa désunion.

Or à quoi s’ingénie Kill Bill, vol. 1 et 2 ? À défaire précisément tous les couples, amoureux, familiaux, et/ou professionnels. À l’exception d’un seul peut-être, celui de l’héroïne et de son enfant, mais encore faut-il définir ce que l’on entend par « couple ». Par quel que bout qu’on le prenne, on en revient toujours au 1 + 1 = 2. Toute la question est de savoir en quoi consiste le 2, puisqu’on pourrait ramener cette équation à deux, voire trois autres : 1 + 1 = 2 = 12 (couple fusionnel ou identité au carré) ; 1 + 1 = 2 + 1 = 3 (deux individus additionnés d’une troisième entité, leur couple)2 ; et enfin 1 + 1 = 2 – 1 = 1-1 (couple narcissique, moins l’autre). Ainsi le couple formé par Bill et son frère ou par Bill et chacune de ses « vipères » (exception faite de Black Mamba évidemment) relèvent, semble-t-il, de la deuxième catégorie (1 + 1 = 3)3 ; celui de Beatrix et de son infortuné époux de la première (1 + 1 = 12, ce qui sur un plan strictement arithmétique est ironiquement souligné par l’élimination du (bride)groom – le bébé, c’est l’« exposant », le signe de l’identité redoublée, mais aussi le « encore », indispensable à la relance du deuxième volet) ; enfin, la relation qui unit Beatrix à Bill et qui sert de modèle aux rapports qu’entretient l’héroïne avec chacun/e de ses opposants s’inscrit dans l’impossible du 1 + 1 = 2 (ou 3), et dans la nécessaire élimination de l’autre.

On m’objectera que l’enfant est en réalité de Bill et que le couple que ce dernier formait jadis avec Beatrix (B & B), dans la Villa Quatro (sic) ressort du 1 + 1 = 2 = 12 (que leur enfant se prénomme B.B. n’est certes pas un hasard). Disons que le couple fusionnel a peu d’avenir chez Tarantino (pour parodier le « You don’t have a future, bitch ! » que lance Black Mamba à Elle Driver)4. Que dire alors du couple de Beatrix et de B.B. (qui n’est plus un baby) ? Après un premier volume consacré à la destruction systématique de l’autre dans le couple et qui se poursuit dans le deuxième pan de la « dualogie » – il faut que l’un des deux gicle –, la trajectoire meurtière de Beatrix s’interrompt brutalement pour laisser place au dilemme suivant : refaire couple (1+1 = 12 ou les joies du Bed & Breakfast) avec Bill, le père de son enfant (les volants de la robe qu’elle porte en pénétrant dans la villa rappellent à dessein ceux de sa robe nuptiale)5 ; OU BIEN éliminer le père et se réunir avec l’enfant. C’est évidemment la deuxième option qui est choisie mais alors dans quelle catégorie du couple se situe-t-on ? Les jeux onomastiques (Bea, diminutif de Beatrix évoque par assonance non seulement Bill mais également B.B., et son nom de famille Kiddo6 rime évidemment avec kid), ajoutée à la férocité précoce de la petite dessinent les contours d’un couple où 2 ne forme que 1 mais lequel ? 12 ou 1-1 ?

Impossible pour Beatrix de remettre l’enfant à la place où il aurait dû rester sans le rapt sauvage de son père ; le film a beau fonctionner par flash-backs, le fœtus ne réintégrera pas le ventre maternel. Et une fois l’addition (bill) réglée, Beatrix rengainera son sabre, selon toute vraisemblance, pour reprendre le cours d’une vie ordinaire à peine ébauchée avant le massacre dans la petite église d’El Paso7, s’éloignant ainsi des pulsions meurtières de B.B. Si la fusion (12) demeure un interdit, y a-t-il pour autant une place pour l’autre dans le couple mère-fille ? On peut en douter. Le triomphe ultime de Beatrix laisse un plâner un sombre pressentiment : qui peut croire, malgré le sentimentalisme des retrouvailles entre la mère et sa fille, à une réunion sans faille ? Le feu d’artifices des séquences précédentes a semble-t-il tout fait pour rendre la « nature » la plus anti-naturelle qui soit. La linéarité mieux assumée du vol. 2 (cf. la scène d’ouverture au volant) indique qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, pas de rédemption. B.B. deviendra grande (probablement une grande tueuse comme sa mère), voudra sûrement venger la mort de son père (Kill Bea), comme le prédit Black Mamba à la fillette de Vernita Green8, âgée comme B.B. de cinq ans. Le duel mimé entre la mère et la fille lors de leur première rencontre est on ne peut plus explicite et glaçant : « Mommy, you’re dead – so die. /– Oh, B.B., you got me. I should have known, you’re the best. »9 À son tour, que deviendra Beatrix, après la mue de sa peau de Black Mamba ? Tout ce que le film s’est précisément évertué à montrer, c’est la puissance du négatif10 dans la réalisation de soi – en l’occurrence pour le personnage de pellicule perforée qu’est the Bride la capacité à s’incarner (wiggle your big toe)11, à être un être de chair et de sang (contrairement aux créatures de mangas, de films d’arts martiaux et de séries américaines qui jalonnent le film) en massacrant l’autre, en le fendant en deux, comme pour y retrouver sa moitié perdue (pas tant le bébé, encore moins le compagnon disparu, que son corps propre). Il n’y a pas la place pour deux dans cette histoire. En accédant enfin au statut de mère, the Bride a signé son propre arrêt de mort. Bang Bang, My Baby shot me down…



Stéphanie Ravez sera également l’une des invitées des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire] Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou www.passant ordinaire.com/rio/

programme2004.asp.

1 – On peut y lire un impératif (« Tue(r) Bill ») et/ou un nom (« la note (bill) sanglante »).
2 – Rien n’empêche de poursuivre l’addition… Ainsi, dans cette catégorie du couple qui tient compte de l’altérité, 1 + 1 = 3 voire 4, 5 etc., si l’on considère que le couple est la somme de chacun des individus qui le composent (A + B) plus la somme de chaque individu associé à l’autre ([A + B] + [B + A]), plus l’entité du « couple A-B » qui peut se diviser en autant d’unités (sociale, psychologique, fantasmatique, religieuse…). Ce qui donnerait une équation du type : 1 + 1 = {1 + 1 + [(1+1) + (1+1)]} + {1 + 1 + [(1+1) + (1+1)]} + {1 + 1 + [(1+1) + (1+1)]} … La difficulté du « couple » tient peut-être finalement de cette arithmétique impossible (à tous les sens du terme) où un est à la fois un et plus que un, nombre chiffrable et entité indénombrable.
3 – Le film et ses intertextes constitue également un couple 2 = 3, puisque leur somme n’est jamais une vaine parodie, mais un collage dont l’hybridité est assurée par les effets décalés de la bande-son (cf. notamment la musique flamenco qui accompagne le duel enneigé avec O-Ren Ishii).
4 – Dans le scénario (dernière partie), cette réplique était adressée à Bill. Par ailleurs, l’auteur ajoute ce commentaire à la scène où Beatrix verse une larme en contemplant le cadavre de Bill qu’elle vient de frapper en plein cœur : « she’s very aware she will never ever be completely any other man’s woman » (elle sait pertinemment qu’elle ne sera jamais complètement la femme d’un autre homme).
5 – C’est d’ailleurs sa robe de mariée tachée de sang qu’elle porte alors dans le scénario original. Malheureusement ce n’est pas la robe du film que porte Uma Thurman sur l’affiche dont est tirée la photo ci-dessous.
6 – Jusqu’à son enterrement raté, « Kiddo » pouvait passer pour le diminutif de « kid » (gosse) puisque c’est seulement à cet endroit du film que l’on apprend la véritable identité de Black Mamba.
7 – C’est en tout cas ce que laissent entrevoir les dernières images du film montrant Beatrix et B.B. devant un écran de télévision.
8 – « When you grow up, if you still feel raw about it, I’ll be waiting » (quand tu seras grande, si cela te fait encore souffrir, je serai là).
9 – « Maman, t’es morte …alors meurs. – Oh, B.B. tu m’as eue. J’aurais dû savoir que t’étais la meilleure. »
10 – Le « puissance moins un » de la somme de la troisième équation qui ne marque pas un défaut d’être mais l’accomplissement de l’être dans et par le manque.
11 – Voir la scène d’anthologie du « bouge ton gros orteil ».

© 2000-2024 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire