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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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La princesse casse-couples


Un



Il était une fois dans un pays lointain et en même temps remarquablement proche, un peuple vraiment heureux et, le dirigeant dans la justice et dans la joie, une Reine, et un Roi. Lui est un Roi d’une grande beauté et Elle une Reine de bon conseil. Ils s’aiment, ils sont aimés et d’eux est née une Fille, aux longues jambes, aux yeux brillants, et parfaite en tous points.



À la Cérémonie du Prénom de la précieuse Fille sont invités le grand et le bon, le juste et le gentil, le sage et le fou. Leurs cadeaux sont riches et ils les donnent de bon coeur car, comme chacun sait, donner à la Princesse est en soi une bénédiction rare. Au doux bébé ils font don de grande beauté, de charme fou, d’incommensurable attrait, de sagesse enviable et de passion intrépide. Et la Fille s’épanouit avec ces dons, pleine de ces faveurs, et avec les saisons et le temps et beaucoup de soleil et quelques gouttes de petite pluie féroce, elle devient une beauté renommée, une étudiante célèbre et un esprit reconnu.



Puis un jour elle quitte le pays qui est vraiment loin et très proche en même temps et voyage jusqu’à notre pays et se retrouve parmi nous.



Et je te vois comme tu es.



Alors elle rit très fort. Car dans son propre pays elle n’aurait jamais été qu’une Princesse. Ce qui aurait été un terrible gâchis de talents et de bonne fortune. Ici elle pourra être Reine.



Et la Princesse est parfaite en toute chose, en tout point et sur tous les plans – à l’exception d’un don qui a été oublié. Car la Fille a beau avoir la beauté et le charme et l’élégance et l’intelligence et la sagesse, elle n’a pas l’altruisme. La Fée Altruisme était restée coincée dans le métro et son cadeau fit défaut à la Cérémonie. Il manqua mais on ne le remarqua pas, car les charmes de la Fée Beauté étaient si resplendissants, les rires de la Fée Comédie si bruyants et l’intelligence de la Fée Savante si brillante, que personne ne s’aperçut que la Fée Altruisme manquait à l’appel. Et oubliée de tous, elle écumait de rage dans cette bouche de métro crasseuse.



Pour la Fille depuis lors, l’amour éternel est un mythe obscène et la douce tendresse un fruit pourri, le baiser juste un ver qui se tortille en son cœur. Pour la Fille les parents sont des gêneurs et la mère un obstacle sur le chemin de son ambition, elle sera reine et c’est elle qui commandera. Tôt ou tard. Mais pas de problème, pour l’instant elle est superbe et drôle et gentille et douce – et sa cruauté est délicieusement lovée dans la carapace ciselée de la perfection de ses yeux, nez, bouche, cheveux, bras, jambes, seins, torse et sexe. Et elle nous connaît et nous l’aimons et seule la Fée Altruisme dort d’un sommeil agité.





Deux



Je vis dans une tour d’ivoire. D’ivoire noir. D’ivoire arraché à la tête d’un éléphant sanguinolent. D’ivoire assujetti, éclaté, taillé, scié, martelé et transformé en objet de beauté, sous la surface duquel miroite une mare de sang. Je vis à Notting Hill. Ma maison est un palais – un rien d’emphase pour adoucir ce que c’est en réalité : un de ces blocs de béton froid des années 70. Un piédestal de petites alvéoles de passion consacrées, soixante maisons dans un immeuble 70. La mienne est de loin la plus belle. Je l’ai décorée de bleus et de verts paradis, de petits nuages passent près de mes fenêtres à balcon et jettent un œil à l’intérieur, persuadés d’y voir le ciel étreindre la mer : les murs se penchent vers le doux plancher en bois, les plinthes flirtent avec un parquet luisant en troncs d’arbres vernis. Des forêts furent assassinées pour façonner le sol sur lequel je marche. J’apprécie chaque jour leur sacrifice.



Parfois, quand je suis seule, je ramène mon pied parfaitement galbé à mes lèvres pulpeuses, ferme mes grands yeux brillants et m’embrasse. Des baisers plantés comme des graines de perles dans un cou luisant. Je fais courir ma petite langue rose pâle sur mon cou-de-pied, goûte la peau sucrée et la sueur salée, grignote la tendreté de bébé de la plante, enroule mes lèvres autour de mes doigts de pied si joliment formés. Parfois je m’émerveille tellement de ma beauté que je ne peux l’apprécier pleinement qu’en la mettant dans ma bouche. C’est mon goût qui a si bon goût. Ma chair est une manne et une maman et même mieux.



Notting Hill n’est pas une jungle, quoique passé quarante ans je puisse changer d’avis. J’ai choisi Notting Hill pour les gens. Il y a beaucoup de gens ici. Le choix est large, la sélection vaste. Il y a des vrais gens et il y a des touristes, des vendeurs ambulants et des bonnes et des travailleurs et des acheteurs, tant et de toutes sortes, les contents, les hippies flâneurs du samedi après-midi, ceux du brunch du dimanche matin, les môssieurs et m’dames, les dames et messieurs. Il y a les têtes qui se tournent quand je marche dans la rue. Je marche dans un halo de lumière autoréfléchie, je suis la passion qui illumine ma présence et ils ne peuvent pas s’empêcher de la remarquer, d’en être réchauffés, de la vouloir. Il y a des trottoirs pleins de chevilles foulées alors que je passe en feignant de ne rien voir. Et puis, étonnamment indifférents, il y a l’élite de ceux

qui se tiennent par la main, auréolés de l’éclat de leur amour et de leur luxure.

Je repère les couples depuis mon aire, les nuages passent pour dégager mon champ de vision et mon œil affûté zoome directement sur eux. Je les épie, je les repère, suis leur trajectoire vulgaire de rencontre-reconnaissance-bisous-baise. Et puis il y a les projets, les petits complots, chez moi, chez toi, chez nous, notre maison. Mon nom, ton nom, notre nom, jouons le jeu. Le jour du mariage, la robe de mariée, le déshabillé, la poitrine oppressée. Et chaque fois, toutes les fois, tous à la fois, la même sempiternelle, sempiternelle, sempiternelle histoire. Je veux, je voudrais, je suis, J’ai. Je suis une moitié, rends-moi tout. Je ne suis rien, rends-moi réel. Je ne suis pas moi. Rends-moi moi.



Putain, ce que je hais les couples. Leur air satisfait, leurs gentillesses, leurs petits noms et leurs jeux et leur magie et les nous pas moi, les eux pas elle ou lui. J’exècre les couples. Je méprise leur don de soi, leur don de ci, leur don de ça, cet abandon au péché et au plaisir et au délicieux et aux mensonges complets et aux demi-vérités. J’abhorre les « il me connaît par cœur », « je ne pourrais jamais lui mentir ». Je déteste la rengaine « je suis adulte maintenant, de un je suis passé à deux ».



Je ne suis pas. Je ne veux pas être.



Mais vous savez quoi ? Il ne me suffit pas d’être libre. Ils me font pitié, je leur souhaite ma liberté sans adultère. Je suis une vraie militante de la liberté. Alors je les délivre. Je les sauve d’eux-même. J’ouvre les cages dorées, brise les chaînes, mets le feu aux menottes en papier et mords proprement dans la bague en or là où le cuivre bon marché apparaît.



Je suis la femme la plus séduisante du monde et avec un peu d’amour et de charme j’accorde à tous mon attention, je fais tomber une petite goutte de mon philtre au goût de miel sur quiconque s’avance vers moi, me fait des avances. Mais juste une petite goutte. Parce que je m’économise. J’ai le devoir de m’économiser, de préserver mes charmes, de les garder frais et no-dilués, purs et non-pollués. Je ne peux pas simplement rester plantée là et être ravissante. Je ne peux pas me contenter de recevoir des torrents d’amour et faire comme si je me foutais royalement du monde. Non. Car je suis accablée par mon savoir et pliée en deux par ma responsabilité. Chaque personne qui me touche emporte avec elle un petit peu de mon amour, mais même le mien n’est pas un puits de charme sans fond, un flot incessant d’offrandes. Mes cadeaux sont coûteux. Je ne choisis pas n’importe qui. Ce serait importun. Je sélectionne uniquement les couples. Parce que je déteste les couples. Les putains de couples. Les putains de couples qui baisent, embrassent, rient, minaudent, je t’aime, aime-moi, faisons un bébé, on sera une famille.



Alors, depuis ma fenêtre, au nord nord-ouest à deux heures je les vois. Un Lui et une Elle. Les mains se touchent, l’électricité passe de sa paume vers la sienne. Ils feront l’affaire. Ils sont faits. Je ne fais que commencer.

Stella Duffy sera également l’une des invitées des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire]. Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou www.passant-ordinaire.com/rio/programme2004.asp.

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